Dix huit mois après la révolution, les artistes se trouvent dans l’œil du cyclone, voués aux gémonies par le ministre de la Culture et mêlés à des querelles idéologiques qui les dépassent.

Par Monia Mouakhar Kallel*


 

La semaine dernière une grande surface a mis en vente «une collection printemps-été» pour femmes voilées. Cette information a été abondamment commentée dans les journaux et les réseaux sociaux. Les uns ont salué l’initiative, les autres l’ont dénoncée et tourné en dérision ce nouveau produit «halal». Mais les réactions n’étaient orientées ni vers les producteurs, ni vers les consommateurs des articles. Elles portaient sur la démarche purement commerciale du magasin qui répond aux besoins réels de ses client(e)s, pensent les premiers, trahit le label moderniste de la chaîne, affirment les seconds.

Le «Ministre de l’inculture et de l’ignorance».

Les évènements du palais Abdellia s’inscrivent dans le même contexte (marqué par des courants et contre-courants), et sont travaillés par la même tension, sauf que l’art n’est pas un marché comme les autres, que l’artiste a un statut particulier, et que le domaine de la création obéit à des logiques différentes. D’où la violence inouïe qui s’est enclenchée subitement (dans la nuit du dimanche 11 juin) et la grande polémique qui s’en est suivie, à laquelle prennent part les artistes, les politiques, les journalistes et le grand public.

En quelques heures, le ministre de la Culture, Mehdi Mabrouk, qui faisait pourtant bonne impression, devient l’homme politique le plus critiqué: par les ultras conservateurs qui dénoncent son laxisme et par les artistes qui lui reprochent d’avoir manqué à son devoir (protéger la culture) et surtout d’avoir «trahi» les intellectuels. En plus du mot «trahison», circule dans la blogosphère une affiche (en rouge) où on peut lire «Ministre de l’inculture et de l’ignorance».

Universitaire, sociologie et formé à l’école de Bourdieu (qu’il cite fréquemment dans ses discours), M. Mabrouk n’ignore pas que le «champ» de l’art a ses normes, son histoire et sa propre vérité. Ce «champ» n’est pas immuable, il se transforme et se reconfigure, mais selon des lois très complexes. Comme l’ont bien montré les sociologues, l’artiste qui est, par définition et par essence, un être indépendant, se construit par (et dans) une interaction permanente entre son être profond, son milieu (socio-politique) et l’institution artistique dont il s’inspire et tire sa légitimité…

Mehdi Mabrouk, le ministre qui lâche les artistes.

Est bien connue l’idée que les artistes sont plus proches de leurs pères (ou frères) spirituels que de leur géniteur biologique; bien connue également l’idée que l’œuvre d’art est forcément décalée (par rapport au contexte où elle se produit), et donc choquante, et «subversive» déclare M. Mabrouk lui-même dans la conférence de presse organisée le lendemain des troubles. Mais le ministre adopte une attitude et un discours qui vont à l’encontre de qu’il dit et pense.

Non seulement, il décide de fermer l’espace Abdellia, et porte plainte contre l’association organisatrice de l’exposition, mais emploie, dans le sillage de ses collègues, une rhétorique bien rôdée: phrases à double volet (d’une part, d’autre part) et d’expressions de la concession (emploi de son argument et son contraire et du «oui… mais») qui visent à faire «neutre», mais produisent un effet contraire et portent la tension à son paroxysme.

Déjà, le rapprochement entre «les extrémistes laïcs» et «les extrémistes religieux», devenu quasi-systématique dans le discours des dirigeants actuels, passe mal, car l’équation est «trompeuse et inacceptable», note Hamma Hammami. Elle paraît encore plus inacceptable lorsque le ministre sociologue met sur le même plan la violence symbolique et la violence physique, la fonction de l’objet artistique et celle de l’objet utilitaire.

Parce que sa liberté est constitutive de son acte créateur et qu’elle est une et indivisible, l’artiste ne peut être critiqué ou jugé que de l’intérieur du «champ» et selon les paramètres qui le définissent.

Le discours «scandaleux» de Mehdi Mabrouk

Il est à noter que l’exposition du palais Abdellia a connu une grande affluence et s’est déroulée normalement jusqu’au jour (de clôture) où un huissier notaire s’est institué critique d’art avant d’être relayé par les facebookeurs, puis par le ministre des Affaires religieuses, et Mehdi Mabrouk qui reprend les mêmes chefs d’accusation (contre des œuvres qu’il n’a pas vues), tombe dans les mêmes erreurs et use des mêmes expressions. Dans son discours, il évoque tantôt le «mauvais goût» des artistes, tantôt la «médiocrité» de certains tableaux, tantôt de leur impact, ils auraient «porté atteinte à la morale publique» et/ou au «sacré». Or, aucune de ces explications ne figure dans les lectures faites par les peintres et les critiques d’art qui ont évalué les toiles jugées offensantes. Un internaute établit le lien entre le discours «scandaleux» de Mehdi Mabrouk et sa position entre le ministre des Affaires religieuses (à sa droite) et le ministre des Droits de l’homme (à sa gauche).

Confondre le social (régi par la raison) et l’artistique (qui relève de l’imaginaire) c’est méconnaître et figer l’un et l’autre. L’histoire montre qu’une nation qui écarte ou formate ses intellectuels ne peut se développer, et que l’imagination, appelée autrefois «la folle du logis», est le moteur du développement. L’artiste «bohémien» (moqué par Lotfi Zitoun, le ministre conseiller du chef du Gouvernement) et le poète dévergondé (comme Ali Douagi avait été fustigé par Moncef Ben Salem, le ministre de l’Enseignement supérieur) ont contribué au développement des idées, des formes et des systèmes (sociaux, politiques et linguistiques).

Une culture vit par sa langue et une langue se renouvelle par ses poètes. Le couplet d’Abou El Kacem Chebbi («Si un jour le peuple décide de vivre/il faut que le destin se plie») va à l’encontre du fatalisme religieux et de la pensée de son temps (certains Nahdaouis ont d’ailleurs tenté de l’enlever du chant national). Il a néanmoins donné naissance au célèbre slogan «Le peuple veut…», devenu le levier et l’emblème des révolutions arabes.

Noureddine Khadmi, le ministre des Affaires religieuses qui voue les artistes aux gémonies.

Dix huit mois après la révolution, les artistes sont à la quête d’un souffle nouveau et d’un équilibre fragile dans un monde en pleine effervescence, et voilà qu’ils se trouvent dans l’œil du cyclone, et se voient mêlés à des querelles idéologiques qui les dépassent. Certaines têtes sont mises à pris dans les mosquées et sur les réseaux sociaux qui se transforment en véritables tribunaux révolutionnaires, des tribaux plus dangereux aujourd’hui qu’hier – on voit avec quelle rapidité a circulé la liste des artistes «recherchés» – plus ravageurs puisqu’ils ciblent la liberté de penser et la culture d’une nation. Et M. Mabrouk, le sait. Saura-t-il protéger les artistes aussi promptement qu’il les a déconsidérés et exposés à la vindicte populaire?

* Universitaire.

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