Il est urgent, pour les nouveaux dirigeants, de regagner la confiance des Tunisiens et de commencer à préparer le 2e anniversaire de la révolution. La fête de 2013 sera homogène et unitaire ou ne sera pas.

Par Monia Kallel*


 

Elle court, elle court l’Histoire de mon pays, une année presque s’est écoulée depuis la fuite du tyran, l’effondrement du mur de la peur, et le jaillissement de la parole libre.

Une année déjà nous sépare de la Révolution tunisienne qui a été observée, saluée et commentée par le monde entier.


Moncef Ben Salem

Les fêtes du premier anniversaire vont bon train. On revient sur les lieux où a germé la première flamme, on invite les familles des martyrs, on médiatise le rituel de la commémoration : drapeaux, cortèges, gerbes de fleurs…

Le cœur n’y est pas, n’y est plus

Pourtant les protestations augmentent et l’ambiance est morose : dans la rue, au travail, à la télévision. A part le journal télévisé, la Nationale n’a presque rien à offrir à son public, idem pour Nessma devenue l’objet d’une haine viscérale, et ininterrompue. Seule Hannibal a vraiment «fêté» l’événement. Elle a fait peau neuve, réactivé ses programmes et jeté la lumière sur le parti gagnant. Tant pis si les vainqueurs de la révolution ne sont pas ses acteurs ! Tant pis si les autres continuent à ruminer leur défaite et à jouer les trouble-fêtes ! Les autres, les vaincus, ou les « 0,… » (comme on les surnomme), une expression qui écrase d’un seul et même coup l’opposition officielle, les progressistes, les laïcs, et tout le peuple tunisien (moins les électeurs d’Ennahdha)…

Depuis quelques jours, le cœur n’y est pas, n’y est plus. Mon désarroi s’est amplifié depuis la tragique journée où j’ai rejoint mes collègues devant le ministère de l’Enseignement supérieur pour protester contre le silence des autorités sur l’affaire de la Faculté de Manouba. Sans quitter son bureau, le nouveau ministre, Moncef Ben Salem, nous fait savoir qu’il faut poursuivre le «dialogue» avec les salafistes avant d’envoyer une armada de policiers pour nous chasser, nous piétiner comme des rats.

Le journaliste sert la soupe au ministre

Ben Ali et l’ex-ministre de l’Enseignement supérieur sortiront vainqueurs de la comparaison qui s’impose, et que j’évite pour continuer à être, et à communiquer avec le monde extérieur. J’ai donc suivi l’émission consacrée à M. Ben Salem. Il est clair, comme l’a noté un journaliste, que ce passage par Hannibal a pour fonction première de redorer le blason du nouveau ministre qui a été sévèrement critiqué…


Rached Ghannouchi avec sa fille Soumaya

Mais le ministre, enseignant de son état, peut à l’occasion redorer l’image de ses collègues !!! Image ternie par des années de pratiques benaliennes avant d’être brisée par les Nahdaouis dont le discours électoral s’est construit, en grande partie, aux dépens des universitaires, et souvent contre eux, «eux» c’est-à-dire les moins dociles et les plus brillants comme Pr Mohamed Talbi, Olfa Youssef ou Raja Ben Slama.

J’écoute les explications de M. le ministre, et fait l’effort d’accepter le label de la chaîne : le ton et la scénographie pathétiques sans lesquels il n’y a ni plaisir de la représentation, ni empathie, ni fidélité des téléspectateurs. «Une larme et un sourire», aime répéter l’un des animateurs de la chaîne ne sachant probablement pas que sa formule résume (et dévoile) tout le fonds de commerce de son patron.

Heureusement que le protocole est moins lourd dans l’émission où passe M. Ben Salem. «Sara raha» se veut un dialogue libre et sincère animé par un journaliste connu pour son audace et son goût de la pointe.

L’exclu d’hier, le maître aujourd’hui

Jeu de questions-réponses, sons et lumières, coulée de paroles… Peu à peu, M. le ministre ouvre les vannes de son coeur. Il évoque son parcours, son militantisme, sa souffrance avec les mêmes accents, les mêmes inflexions de la voix entendus chez les chefs nahdaouis fragilisés par des années de privation et de torture. Très vite la magie opère. La confidence-confiance subjugue le journaliste qui reste presque sans voix devant son interlocuteur, l’exclu d’hier devenu le maître aujourd’hui.

Maître de l’espace et du langage. M. Ben Salem se lance dans la narration de son histoire, et de l’Histoire dans un mélange subtil entre le subjectif et l’objectif, le privé et le public, le factuel et le fictionnel. Le tout est sous-tendu par l’idéologie du parti et la psychologie du héros-victime. Ces deux présupposés tissent une étrange parenté entre les déclarations de M. le ministre et celles de Rached Ghannouchi, le théologien politique.

Invité sur la même chaîne, et dans le même but de répondre à ses détracteurs, Rached Ghannouchi nie avoir une quelconque fonction au sein du gouvernement actuel qui, dit-il, dans une hiérarchie bien significative, dispose «de son ministre des Affaires étrangères, son Premier ministre, et son président». Mais, par le «nous» qui martèle ses propos d’un bout à l’autre, il se révèle l’axe caché du gouvernement, s’attribue «l’art de la diplomatie populaire», et se fait l’ardent défenseur de «l’économie sociale» venue, on le sait, en droit fil de l’esprit des Frères Musulmans. Visiblement l’Etat c’est lui. Il oriente, décide, juge, gourmande, félicite, décompose et recompose l’Histoire sous nos yeux…

«C’est pour la première fois que la Tunisie a élu un président sorti du peuple», assène-t-il. Le cheikh refuse à Bourguiba le profil d’un président populaire mais rappelle qu’il est «le premier président démis» mettant ainsi sur le même plan le fondateur de la République et Ben Ali, son médiocre successeur.

Le témoignage de M. Ben Salem se veut plus nuancé, mais il est marqué par la même propension à tirer de son côté le drap de l’Histoire dans ses manifestations les plus connues et les plus ancrées dans la mémoire. «Bourguiba, fêtait son anniversaire durant trois mois», affirme-t-il à la barbe du journalise qui, ce soir-là, choisit (à supposer qu’il ait le choix) de mette sa langue dans sa poche et de se laisser emporter par la geste anti-bouguibienne.

L’art de la diction des faits divers où excelle le cheikh, M. Ben Salem s’y exerce avec le même brio en adoptant le même discours persuasif et la même apparente sérénité. Il raconte à son interlocuteur que même s’il le voulait, il n’avait pas «le droit» d’interdire le port du niqab (il lui faut attendre une loi constitutionnelle selon lui), que les enseignants ont «tenté d’occuper les bureaux du ministère», et qu’ils l’ont traité de «âmil» (traitre).

Les salafistes, ces «enfants» de Ghannouchi

Dans l’ambiance feutrée du studio aux lumières chatoyantes, M. Ben Salem développe le récit de l’occupation du ministère de l’Enseignement supérieur par les universitaires, histoire du martyr et des barbares agresseurs.

«Omala» (pluriel de âmil) est le mot qui figurait sur l’une des pancartes qu’a brandie, à la face des enseignants, un employé du ministère. Qui est-il ? D’où vient-il ? Pour qui et avec qui travaille-t-il ? L’enquête est en cours nous dit-on ! En cours également le «dialogue » avec les salafistes, «nos enfants, ils me rappellent ma jeunesse», a précisé Rached Ghannouchi ! En cours aussi la montée de la violence et la dislocation des liens entre l’apprenant et l’enseignant, l’administration et l’universitaire...

A un autre étage, d’autres mains tentent de modifier l’histoire des Tunisiens… On a appris dans les livres que l’Histoire est écrite par les vainqueurs qui investissent le territoire conquis auquel ils imposent leur vision du monde ; et tous les moyens sont bons pour gommer le passé, ce fameux passé qui fait qu’un peuple a une identité propre, unique, différente de celle du voisin.

Dans un article au titre significatif, «lavage de cerveaux en liberté» (paru dans ‘‘Le Monde diplomatique’’, août 2007), l’Américain Noam Chomsky montre que pour s’imposer, une idéologie a besoin d’une justification autre que la violence – «la violence ne suffit pas» –, le pouvoir doit alors se présenter «comme altruiste, désintéressé, généreux» agissant pour «le bien du dominé». D’où l’importance des médias. Mais précise le linguiste-philosophe, «le principe de la liberté d’expression, a quelques chose de très élémentaire : ou on le défend dans le cas d’opinions qu’on déteste, ou on ne le défend pas du tout. Même Hitler et Staline admettaient la liberté d’expression de ceux qui partageaient leurs points de vue».

Le dernier bastion à abattre

La colère de Rached Ghannouchi contre les journalistes n’est pas due à leur manque de professionnalisme (dont il se moque comme de l’an quarante) mais au fait qu’ils ne donnent pas «une belle image» (comme il dit) de la Tunisie qu’il est en train de fabriquer. Chaque fois qu’une «belle» chaîne l’accueille, il rappelle que selon des statistiques (faites on ne sait par qui, où et comment) 92 pour cent des Tunisiens sont optimistes. Les témoignages des nombreux psychologues qui décrivent la recrudescence spectaculaire de l’anxiété chez les Tunisiens, le cheikh n’en parle pas, et ne veut pas qu’on en parle.

Les beaux discours, les cartes postales, les images fabriquées sur mesure, les journalistes sont les premiers à en avoir fait l’expérience et payé les frais. Mais parmi eux se trouvent ceux qui ont l’art de retourner la veste, ceux qui ont la mémoire courte, ceux pour qui le métier est un simple gagne-pain comme un autre, ceux qui ont hâte de gravir l’échelle sociale et vendraient leur âme au diable, ceux qui aiment les «dîners de tête», et les feux de la rampe...

Rached Ghannouchi a donc l’embarras du choix. Il pourra toujours festoyer. Pourquoi alors cet acharnement sur les autres journalistes (associés à l’«opposition», mot fourre-tout), et sur la Télévision Nationale ? Parce que «nous» la payons, réplique Hamadi Jebali. Mais, son chef obéit à une autre logique, et a d’autres données en tête. Il sait que Nessma est déjà l’autre (elle est représentée sous forme de diable sur les sites nahdaouis, et leurs chefs l’ont définitivement quittée), et que Hannibal lui est conquise. La Nationale est donc le dernier bastion qu’il faut battre et abattre pour que la «fête» soit totale…

Mais un point échappe au vénérable cheikh (dont les connaissances en Histoire semblent réduites), c’est que les «penseurs» sont de mauvais politiciens et vice-versa. La politique a sa logique, ses modalités, ses mécanismes que la philosophie n’a pas. Toute idéologie fige le réel, que dire lorsque l’idéologie avancée relève du sacré, l’immuable par définition.

On «n’invente pas la roue du monde», répète souvent Samir Dilou, le ministre des droits de l’homme. L’Histoire (occidentale et orientale) a montré que le lien entre le politique et le religieux a toujours été néfaste (n’en déplaise aux amateurs de légendes !!!). Non seulement parce que l’équilibre entre l’Eternel et le temporel est quasi-impossible, mais parce que les gouvernants (et les gouvernés) se croient dans le vrai et dans le juste. Ils peuvent même venir à penser qu’ils sont investis d’une mission civilisatrice. De cette certitude découlent l’autosatisfaction, l’ignorance d’autrui, et leurs corollaires, l’arrogance, les erreurs d’appréciation…

M. Ben Salem s’attarde sur son refus du luxe, voiture, salaire et sur sa disposition à partager son salaire… Il n’est pas sans ignorer que «la charité ne pallie pas à l’injustice» (selon un adage chinois) et que c’est par son travail qu’il peut faire gagner (ou perdre) de l’argent à l’Etat. Mais la séquence est exemplaire et illustre le mythe du chef «sorti du peuple» et pratiquant «l’économie sociale» (dont parle le cheikh).

Aussitôt qu’elle est rattachée au divin, l’idée s’érige en vérité absolue et génère le pouvoir absolu. C’est ce qui a provoqué la «grande discorde» (brillamment analysée par Hichem Djait) à l’aube de l’islam. Au crépuscule de la première année de la Révolution tunisienne, on voit apparaître les prémices d’une autre «discorde», mais qui semble sous-tendue par les mêmes causes et risque de produire les mêmes effets.

Regagner la confiance des Tunisiens

Ainsi s’explique la crainte des Tunisiens qui ont l’impression que les dirigeants se soucient davantage de la mise en application de leurs idées que de l’intérêt du pays, et que la propagation de la pensée islamique passe avant les valeurs universelles (justice, égalité, liberté) qui sont les tenants et aboutissants de la Révolution. L’impression est confirmée (dans la même émission de la même chaîne) par un «ministre», un ancien footballeur très critiqué sur ses compétences, qui affirme que le projet du parti gagnant cadre parfaitement avec ses idées avant d’ajouter, au hasard d’une phrase, «je ferai tout pour travailler l’intérêt de mon parti». Et au journaliste de lui rappeler qu’il fait partie de la liste des «indépendants» choisis par Ennahdha.

Entre les vainqueurs et les vaincus, le différend (et l’enjeu) n’est donc ni d’ordre  économique, ni d’ordre politico-social (comme il en existe dans toutes les démocraties composées d’une droite traditionnaliste et d’une gauche moderniste), mais d’ordre idéologique, historique et cultuel.

Est significative la distribution de la scène politique actuelle : on a d’un côté des «conservateurs» qui ne conservent presque rien exceptés les idées, et les protocoles religieux, et qui, par ailleurs, tolèrent, au nom de la liberté individuelle, des pratiques, des lois et des traditions venues d’ailleurs (port du niqab, prière dans les rues, présence de gardiens de bonnes mœurs), et d’un autre côté les «modernistes» qui revendiquent le retour à un islam ouvert et tolérant dans la continuité des nos ancêtres les Tunisiens. Parmi les clauses du programme de son parti, Yacine Ibrahim mentionnait, il y a quelques jours sur une chaîne de radio, la «Renaissance» de la Zitouna.

Je partage. Pour l’heure je fais partie des o,… et je n’ai pas festoyé. Le premier anniversaire de la Révolution, je l’ai consacré à l’écoute des voix des martyrs du 14 janvier 2011, ces «voix qui m’assiègent» (Assia Djebar), avec l’espoir de voir à l’œuvre des hommes d’Etat engagés, courageux et conscients de leurs responsabilités historiques. Il est urgent, pour eux, de regagner la confiance des Tunisiens (de la «minorité», la «majorité» étant conquise et acquise) et de commencer à préparer dignement le deuxième anniversaire. La fête de 2013 sera homogène et unitaire ou ne sera pas.  
Quant aux idéologues-bricoleurs du politique, ils trouveront toujours des peuples qu’ils pourront servir et qui se serviront d’eux…

*- Universitaire.