Une année après l’effondrement de la machine médiatique de Ben Ali, et alors que la presse commence à faire ses premiers pas, une crise aiguë éclate entre les politiques et les journalistes dans un climat social tendu et embrouillé.

Par Monia Mouakhar Kallel*


La crise se cristallise autour de l’agression de Zied Krichen, rédacteur en chef du quotidien arabophone ‘‘El Maghreb’’. Ce qui aurait pu figurer dans la rubrique des faits divers – quotidiennement des citoyens (et des citoyennes surtout) sont malmenés, violentés, et insultés sans que personne ne les filme ou n’en parle – se transforme en un événement national qui fait la Une des journaux et suscite une grande polémique.

Un nouveau rapport de forces

Dans la Tunisie postrévolutionnaire, c’est la première confrontation directe entre les nouveaux maîtres et les détenteurs des médias : est significatif le face à face observé sur la Nationale 2 entre Samir Dilou, porte-parole du gouvernement et Sofiène Ben Hmida, le représentant de la chaîne à l’origine de l’affaire ; face-à-face singulier dans la mesure où les deux parties sont conscientes de leur égale puissance.

Il est à noter que lorsque, en 1833, Alexis Tocqueville (dans ‘‘De la démocratie en Amérique’’) reconnut à la presse le statut de «quatrième pouvoir», le journalisme moderne (à grand tirage et petit prix) venait à peine de naître et les télécommunications n’existaient pas encore. De nos jours, la donne a changé. Le journaliste devient le concurrent, et/ou le partenaire de l’homme politique.


La liberté retrouvée ne sera plus perdue

Les démocraties se sont accommodées de ce nouveau rapport de forces. Les dictatures, pour perdurer, ont dû éliminer tous les contestataires et implanter leurs propres porte-voix. La Tunisie n’a pas échappé à la règle. Au fil des années, s’est constituée dans la presse écrite et télévisuelle un pays idyllique où «tout est calme, luxe et volupté», mais dans lequel le public ne se reconnaissait plus.

Les regards se sont alors tournés vers d’autres sources d’informations. De l’avis de tous, Al-Jazira est devenue la chaîne préférée des Tunisiens.

Depuis quelques mois, le Tunisien change d’idées et de chaînes, et commence à se réconcilier avec sa presse locale. Selon des statistiques récentes, le journal télévisé de la Nationale 1 est l’émission la plus regardée. Mais au moment où l’audimat augmente, la tension monte, et une bataille rangée s’affiche entre les chefs politiques et les journalistes qui réclament à corps et à cris la sempiternelle liberté de penser, et de parler. Sommes-nous en train de revenir à la case départ, et de subir les mêmes pressions ? se demandent certains.

Un «complot médiatique» ?

Dans sa finalité, le conflit rappelle l’ancien régime, mais il ne passe ni par les mêmes voies, ni par les mêmes mécanismes. La confrontation qui oppose actuellement l’Etat-Nation et les mass-médias n’est donc «pas tout à fait la même ni tout à fait une autre», comme dit le poète. Car les deux parties savent qu’elles luttent pour leur survie, que leurs sorts sont liés, et qu’ils participent à un dialogue de sourds.

Les lacunes de formation, les difficultés d’accès à l’information, le manque de moyens, les problèmes sécuritaires, les maladresses inhérentes à tout début… Ces arguments avancés par les journalistes semblent irrecevables pour les gouvernants qui parlent d’une presse partisane, et irresponsable, et donc responsable de la division des Tunisiens voire des troubles sociaux.

Le vœu d’améliorer le journalisme, les deux parties ne l’entendent pas d’une même oreille. Mais chacune est décidée à combattre avec ses propres armes, et à se positionner dans le champ social avec le concours d’un tiers, le public désigné le plus souvent, par le mot magique, «echaâb» (peuple), qui ne signifie pas la même chose pour les uns et pour les autres.


Plus d'allégeance au pouvoir

Les journalistes n’ignorent pas que dans une démocratie, fût-elle naissante, la complaisance ou même la connivence avec le pouvoir en place ternit leur image, contrevient à l’éthique du métier et compromet leur avenir. Ils revendiquent alors une presse libre, professionnelle et au service du citoyen.

Le gouvernement légitime et néanmoins provisoire semble pleinement conscient qu’il ne peut plus refaire le «complot médiatique» (comme on l’a appelé au lendemain du 14 janvier) à la Ben Ali. Il n’en a ni le temps, ni les moyens. Colosse aux pieds d’argile, il va chercher l’appui du bon peuple et décaler la problématique. On expliquera que les Tunisiens qui ont massivement voté pour Ennahdha (et ses acolytes) se sentent exclus de la scène médiatique occupée par la gauche vaincue. Dit autrement, la minorité, surnommée à dessein les 0,00, éclipse la majorité, le monde à l’envers… Une fois les prémisses posées, la déduction surgit naturellement : il faut rééquilibrer l’équation et exiger «une presse objective et responsable». Moins rodé que les autres dans l’art de la parole voilée, Rached Ghannouchi accuse ouvertement la presse de porter encore la couleur violet de Ben Ali, et d’être corrompue, c’est-à-dire au service de ses adversaires politiques. Bien qu’ils semblent s’exclure, les deux arguments sont souvent mis côte-côte, tant il est vrai qu’on ne peut polémiquer que dans une nébuleuse.

A la conquête des organes de presse

Mais dans ce dialogue de sourds personne n’est dupe. Ni les politiques, ni les hommes du système médiatique ne croient à l’idée d’une presse à égale distance de tous ses récepteurs, ou au mythe du journaliste objectif qui présente une matière neutre à un récepteur passif. Ils savent, par ailleurs, que, comme toute communication, le discours médiatique est la production de tel locuteur soutenant telle opinion, et que le discours est le premier outil politique. La preuve est qu’ils ne cessent de reprocher aux médias la rareté des «belles images» (Rached Ghannouchi), la banalisation des activités de l’Etat, leur mauvaise hiérarchie dans la présentation du journal télévisé, la focalisation sur ce qu’ils considèrent comme des faits isolés, insignifiants ou perturbateurs de la paix sociale.

Indigné, et alerté par les présupposés de ces accusations, un journaliste répond qu’il prendrait bien des leçons de professionnalisme sur les directeurs de rédaction du journal ‘‘El Fajr’’ du parti Ennahdha.

La rhétorique sert à informer, mais aussi à persuader, à séduire, et à réduire la distance entre l’émetteur et le récepteur. Car la «visée de captation», qui définit l’acte communicationnel, suppose un public à l’écoute et qui n’est pas acquis par avance à l’intérêt que peut recouvrir le message. Le jeu d’images (visuelles, et verbales), l’amplification ou la minoration de l’information, le choix de la matière journalistique (contenu, forme, timing, titraille…) contribuent d’une part à définir une ligne éditoriale et d’autre part à toucher une frange du public avec lequel on pense ou veut partager certaines valeurs.

Conscients de l’enjeu du discours et de leurs compétences rhétoriques, les chefs nahdaouis partent à la conquête des organes de presse, tous les organes et notamment les moins acquis à sa cause : les chaînes nationales. Interrogé sur la raison de l’attention portée à ces chaînes, le chef du gouvernement répond, «parce que nous les payons» avec les deniers publics.

En réalité, et Rached Ghannouchi l’a souvent répété, les nouveaux dirigeants sont pénétrés d’un vieux «rêve», un rêve qu’ils comptent communiquer et fortifier en vue de constituer, par le biais de la presse, une Cité nouvelle, une communauté de fidèles cimentée par des valeurs politico-religieuses. Vaste programme et dur à réaliser dans une Tunisie qui vient de découvrir le goût savoureux de la liberté. Et comme Rached Ghannouchi et ses disciples ne comptent pas prêcher que les convertis, ils ont besoin de tous les espaces de parole, tous les organes de diffusion pour pouvoir ratisser large, très large. Un seul leur manque et tout le «rêve» sera compromis. Le raccourcissement de la distance entre eux et le peuple est d’autant plus urgent que les élections approchent et que les contestations augmentent.

Gagne-voix et gagne-pain

Mais ce tiers, ce peuple, en qui Samir Dilou (et ses compagnons de route) voient un électorat potentiel, représente pour Zied Krichen un lectorat qui fait vivre son journal. S’exposer au danger fait partie du métier, affirme Sofiène Ben Hamida, en précisant que 60 à 90 journalistes meurent chaque année dans l’exercice de leurs fonctions. Les Nahdaouis ne sont pas moins tenaces. Le sacrifice, le don de soi, la lutte pour sa propre cause sont des pratiques qu’ils connaissent, et qu’ils ont su, à la différence de la gauche, transformer en slogans politiques qui les ont propulsés dans les hautes sphères du pouvoir.

Entre les politiques et les journalistes, il s’agit donc bien d'un dialogue de sourds, mais un dialogue bien huilé, bien «poli» et ce n’est pas le moindre de ses mérites en cette période de grande effervescence populaire. Il montre qu’il est possible d’éviter la violence par la parole, et que celle-ci peut être un outil de manipulation, «Paroles, paroles…», grandeur et misère de la rhétorique.

Ce dialogue de sourds, espérons-le, apprendra au «peuple», gagne-voix pour les premiers et gagne-pain pour les seconds, d’être à l’affût de tout ce qui se dit ou se publie, et de débusquer derrière les images qui semblent évidentes (c’est-à-dire naturelles et donc nécessaires), l’intention du discoureur... Le zapping, le changement de chaînes, la multiplication des sources d’information, et le croisement des différents points de vue sont les seuls garants de sa liberté, valeur et cause de la Révolution du 14 janvier.

*- Universitaire.