A la «cohabitation» entre islamistes et les laïcs tunisiens, Tariq Ramadan n’avait visiblement aucune solution, aucune proposition, aucune parole vive. Il s’est contenté de multiplier les leçons de savoir-vivre ensemble.

Par Monia Mouakhar Kallel*


 

La visite de Tariq Ramadan, le week-end dernier, a drainé un large public et suscité une polémique qui a été amplement commentée par le conférencier lui-même. Dans ses deux rencontres, il a relevé plus d’une fois, et avec un embarras manifeste, la «violence» qui régnait dans l’assistance composée pourtant d’auditeurs triés sur le volet. Avant d’entamer son discours à la Kobba, il a recommandé au public de respecter l’avis du Pr Mohamed Talbi qui a été hué (pour avoir rangé ses livres dans la continuité du courant salafiste wahhabite).  La recommandation était en fait une autoprotection. Lui aussi a été l’objet de critiques acides, et témoin d’invectives crues. Les hurlements qui ont ponctué l’intervention d’Abou Yaâreb El Marzouki (à Beït al-Hikma) auraient pu déboucher sur un affrontement plus aigu si ce dernier ne s’était pas retiré précocement (pour d’autres engagements !)…

La difficile «cohabitation» entre islamistes et les laïcs tunisiens

Tariq Ramadan, qui est venu présenter son livre, a vu que la «division» des Tunisiens est bien réelle, et que la «cohabitation entre islamistes et laïcs» (titre de la table-ronde à Beït al-Hikma) n’est pas un simple thème philosophico-politico-culturel qu’il peut débattre comme il le fait avec brio dans ses livres ou sur les plateaux des chaînes européennes.

La «gêne», qui se lisait dans son regard, sa posture et le grain de sa voix, est celle du penseur qui assiste à la rude mise en épreuve de son système de représentation. A la «cohabitation» entre islamistes et laïcs tunisiens, Tariq Ramadan n’avait visiblement aucune solution, aucune proposition, aucune parole vive. Aussi s’est-il contenté de multiplier les conseils, les ordres, les leçons de savoir-vivre ensemble : «il faut dialoguer» ; «vous devez respecter la différence» ; «la Tunisie doit réussir»…

La violence dont Tariq Ramadan glose dans son discours tout aussi violent révèle l’écart entre ses idées et la réalité, et également les limites de sa rhétorique, dans son fond et sa forme.

Après la magistrale introduction du Pr Hamadi Redissi, qui a énuméré les règles d’or de l’art du dialogue – respecter les tours de parole, tenir compte de l’attente de l’auditeur, et surtout s’exprimer d’une manière claire et concise – Tariq Ramadan n’a pu développer, dans le temps qui lui était imparti, ni ses jongleries verbales habituelles, ni son idéologie fondée sur le partage, musulman/non musulmans, Occident/Orient. Face à des interlocuteurs qui maîtrisaient leur matière et revendiquaient obstinément l’attachement à leur identité arabo-musulmane et tunisienne, cette ligne de démarcation a eu du mal à résister.

Avec des approches différentes, en usant de la langue de Voltaire ou de celle d’El Jahedh, Youssef Seddik, Olfa Youssef, Neila Sellini, Ferjani, Slaheddine El Jourchi et Emna Jablaloui, ont analysé sans détour, ni verbiage la situation en Tunisie et les difficultés de la cohabitation entre islamistes et laïcs. Madame Sellini à qui revient le palmarès de la clarté simple a montré que démocratie et islamisme sont incompatibles, parce que l’islamiste n’est pas seulement pénétré d’une ferveur métaphysique (comme tout croyant) mais se croit investi d’une «mission» divine et tente de convertir les autres par la force ou la douceur.

Cette définition de l’esprit des Frères musulmans (qu’ils soient modérés ou rigides, politiques, penseurs ou simple citoyen) heurte de plein fouet la logique de l’héritier de Hassan El Banna qui se limite aux constats et aux directives : «Il faut dépasser la polarité», répète-t-il. Mais en le répétant, il maintient la polarité, la creuse même. Et ni les leçons sur la cordialité, ni l’éloge du peuple tunisien, seul capable, selon lui, de réussir la transition démocratique, ne calment la salle et n’atténuent l’effervescence des auditeurs qui se bousculent pour exprimer leurs points de vue et témoigner de leur vécu amer.

L’auteur de ‘‘L’islam et le Réveil arabe’’ réalise que sa marge de manœuvre est réduite et qu’il avance sur un terrain miné. Il oriente alors son discours vers l’économie et l’éducation en restant dans le périphérique et le général.

Dans le panorama géopolitique mondial, il évoque l’exemple de la Chine et sa réussite spectaculaire, mais ne dit pas comment ce pays a pu concilier tradition et modernité, ce qu’il a fait de son «référent religieux», et de quelle façon il a réglé la question de l’identité.

Ambiguïté du discours et prudence des propos

«Les mots sont importants», et tout dialogue passe par leur définition précise, affirme Tariq Ramadan. Ce rappel d’ordre méthodologique n’a pas de suite dans le discours. Et les mots-clés restent dans l’équivoque comme la laïcité. Le mot et la réalité qu’il recouvre semblent moins importants, pour l’orateur, que l’exemple qu’il met en valeur : la Turquie, un pays musulman démocratique et développé.

Idem pour le mot identité. Ce concept moderne et postmoderne, Tariq Ramadan s’y réfère volontiers, mais en le tirant vers une acception qui l’éloigne de son vrai sens. Les philosophes contemporains s’accordent à dire que l’identité (d’un individu ou d’un groupe social) est indissociable de la question qui la sous-tend : «Qui suis-je ?». Quand on a pour repère une appartenance communautaire et un champ référentiel bien déterminés, on n’est plus dans l’interrogation ou la quête de soi, définitoire de l’identité. Pour dire le travail de conservation du passé, le français dispose d’un autre vocable, les «racines». Les grands mouvements nationaux en France et les «épurations» (ethniques, linguistiques ou religieuses) qu’a connus l’Europe ont été pensés à partir de l’idée que la culture est un objet (ou un domaine) fixe. Cette idée a circulé au moyen de la vieille métaphore de la terre-mère dont il faut garder intacte la force ou la substance en la débarrassant des éléments étrangers nuisible à sa croissance.

Chez les penseurs contemporains, le mot et la chose sont tombés en désuétude. Penseur, chercheur et enseignant à Oxford, Tarik Ramadan n’ignore pas ces mutations idéologiques et ces nuances terminologiques. Mais en évoquant le monde arabo-musulman, il préfère s’exprimer dans une logique de territoire qui rapproche. A l’entendre, la quête identitaire et le retour aux origines sont des actes similaires, et les mots interchangeables, il emploie souvent tantôt l’un tantôt l’autre.

Il va sans dire que ces flottements reflètent le rêve nostalgique de la Terre d’Islam et d’une prestigieuse culture perdue. Les «Printemps» arabes sont venus alimenter ce rêve. L’auteur de ‘‘L’Islam et le Réveil arabe’’ y voit les germes de la Renaissance qu’il faut encourager, et protéger. Sa visite en Tunisie, l’ambiguïté de son discours et la prudence de ses propos (il préfère le mot «soulèvement» à révolution) s’inscrivent dans ce projet…

Mais ce grand rêve qui s’origine dans une histoire personnelle, Tariq Ramadan, l’a pensé, écrit, et médiatisé en tirant profit des possibilités que lui offrent les Etats démocratiques et les régimes laïcs.

La laïcité, il ne la réfute pas, mais ne la défend pas non plus, c'est pourquoi il évite de la définir avec la clarté de la langue de Voltaire dont il maîtrise parfaitement les plis et les replis...

* - Université.