«Maman vient, la police encercle l’hôpital Charles Nicolle où je suis caché. Les policiers en noir veulent me prendre parce que j’ai filmé une vidéo devant l’hôpital d’un jeune homme baignant dans son sang.»

Par Dr Lilia Bouguira


Voilà des jours que je ne viens plus sur Facebook. Voilà des jours que le sit-in du Bardo a pris fin dans les larmes et la violence. Je n’y étais pas, d’accord ; je n’ai rien organisé ; je n’ai rien fait pour, mais soutenir des misérables a toujours été ma priorité…

Voilà des jours que je me rétracte, me ramasse, me retiens de parler ; je ne pense plus à rien sauf à me recacher pour mourir.

Et pourtant, pourtant, cela n’empêchera pas les violences avant-hier de venir jusqu’à Zakaria, la prunelle de mes yeux.

Un appel jamais comme les autres : «Maman vient, la police encercle l’hôpital Charles Nicolle où je suis caché. Les policiers en noir veulent me prendre parce que j’ai filmé une vidéo devant l’hôpital d’un jeune homme baignant dans son sang. Il a été tabassé par la police devant le sit-in du Bardo il y a peu de temps.»

Encore ce satané Facebook et ce reportage de la vérité des injustices dont il s’est porté missionnaire depuis que la flamme de la révolution a commencé à embraser le pays, ce foutu pays dont nous mourons tous mais dont mon fils vit particulièrement.

Gros tort parce que l’heure n’est plus à la gloire.

Gros tort parce que le peuple se conforte de bobards et de mesquines illusions.

Gros tort parce que dans le pays de Zakaria, le rêve est un mythe une condamnation une profanation.

Je bouffe la route, les gens, les feux. J’arrive illico sur Charles Nicolle. Des hommes en noir barrent la porte de l’hôpital. Un d’eux hurle une obscénité, un juron et dit : «Je resterai là pour le cueillir jusqu’au matin weld… ou lamma nchareg…»

Mon cœur n’a plus de rythme ; je sais qu’ils parlent de Zak ; je baisse la tête et pénètre dans l’hôpital, un, deux barrages de flics ; je décline mon métier et on me laisse entrer. Je m’approche d’un couple ; je pose la question : «Qu’est ce qui se passe ?» Le vieux monsieur me répond : «Il cherche un jeune homme blessé et son ami.» Je dis : «Où sont-ils ?»

Ils me pointent discrètement un des bureaux. Je cogne un frémissement à la porte, entre et trouve Zak.

Mon Dieu, ce qu’il est beau dans son visage blêmissant de peur pour ce jeune homme couvert de sang qui tenait la main de Zak et disait à l’encontre de l’infirmier : «Je ne me ferai pas examiner si Zak n’est pas avec moi. Je ne veux pas qu’il sorte, ils veulent l’arrêter.»

Encore un gosse qui me prouve que ma Tunisie va bien, qu’elle est solide, gaillarde, étrangement belle et que je n’ai pas tort de l’aimer et d’encore me coltiner à ces foutus Tunisiens que je n’arrête pas de traiter de tous les noms parce qu’ils ont pris le goût du harnais, de la sangle et du hochet.

L’infirmier s’échauffe à ma vue, violente quelque peu Zak, veut le faire quitter de force. Il appelle les flics, joue à la victime qu’on empêche de faire son noble métier.

Ben Ali n’est pas une personne. Ben Ali est une mentalité profondément cultivée, ancrée dans nos corps, nos personnes de Tunisiens nourris pendant des années au lait de la dictature du faux et de l’égocentrisme qui fait que tant qu’on ne touche pas à notre intérêt, notre famille, notre maison, tant que chez le voisin d’à côté c’est encore «labès» et qu’il fallait pas s’en mêler.

Une infirmière d’âge moyen contre son collègue, appelle à la raison, à la déontologie, ramasse ses collègues et ils forment un bouclier pour Zakaria. Ce qui est fabuleux dans ce peuple si dichotomique qu’il soit si partagé c’est qu’à une minute «x» lorsque l’espoir dépérit la lumière à l’extinction, il se re-colmate se re-solidarise comme si de rien n’était.

Je compris alors que j’avais raison d’aimer ce peuple comme je ne l’avais jamais encore aimé.

J’appelle toutes les personnes du monde pour venir m’aider.

J’appelle même des gens de la rue pour lire les numéros car de l’écran de mon téléphone je ne voyais plus rien, mon taux de glycémie devait danser au rythme de mes idées.

J’appelle une amie de ma jeunesse, une femme de droit, madame Saida Akremi, avocate de Zakaria ; elle répond présente, oublie son statut de personnalité, accourt sans hésiter.

J’appelle les hommes, les femmes des droits de l’homme, et comme d’habitude Radhia Nasraoui accourt en premier. Que reproche-t-on si sévèrement à cette femme ? Qu’elle soit là à chaque fois que cela se gâte à cheval des causes ? Qu’elle soit toujours et encore là où la police n’aime pas parce que les méthodes sont les mêmes sans la personne de Ben Ali mais sous la gouvernance de son fantôme de sa toute puissance, de sa mentalité, de sa création de ses copier-coller de ses clones ?

Des blessés affluent du ministère des Droits de l’homme portant des marques, plus ou moins légères, de violence prétendant les avoir subies toujours par notre vaillante police.

Des femmes, des hommes, des jeunes, des moins jeunes, des femmes de martyrs, des mères de martyrs courent de part et d’autres dans cet hôpital se faire soigner.

Madame Yamina Zoghlami ainsi que deux autres membres de la constituante accourent au secours de leurs blessés et famille de martyrs. Dans ma douleur et ma peur, je ne fais que les saluer. J’oublie de leur annoncer que Zakaria est encore un torturé de la révolution que sa vie est entre un fin fil et de sa vie se décidait la mienne.

Elles ne s’attardent pas sur mon cas nous avons à peine l’occasion de nous saluer.

Mon avocate, mon amie, ma sœur prend mon fils, accompagné de mon mari, le scotchent entre eux et quittent sans tarder l’hôpital.

Comme par magie, dehors plus de flic ni policier, juste la routine avec une cohue de policiers en civil.

Sûrement que j’exagère que je suis dans la paranoïa des policiers que je les vois partout mais allez-vous comprendre pour une fois que ce que je vis depuis novembre 2011, depuis l’arrestation de l’aéroport, puis de celle du premier février à la Kasbah par cette même police diligée pour le même et unique tort d’avoir filmé les policiers en situation d’abus et de répression sous tous ces modes.

Allez-vous comprendre que je ne peux lâcher et que je suis une maman qui respire vit de sa maternité ?

Allez-vous comprendre qu’il m’est plus essentiel, vital, de vous répéter en non stop : prenez ma vie mais ne prenez pas mon fils.

 

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