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Le jeudi 23 janvier 2014, les externes, les internes et les résidents en médecine de toutes les régions vont à nouveau manifester devant le ministère de la Santé contre la loi travail obligatoire dans les régions intérieures pour les médecins spécialistes.

Par Karim Abdellatif*

Le mouvement de contestation initié par les internes et les résidents en médecine et en médecine dentaire suite à la proposition au sein de l’Assemblée nationale constituante (ANC) du projet de loi n°38-2013 imposant un travail obligatoire de 3 années aux nouveaux médecins spécialistes a été l’étincelle qui a fait vaciller en Tunisie l’équilibre précaire d’un système de santé publique déjà mal en point.

La «misère de la médecine tunisienne»

Le statu quo, qui existait entre le ministère de la santé, les médecins hospitalo-universitaires, les médecins de la santé publique, les internes, les résidents et même les externes en médecine, a été remis en question, ce qui a fait dire au ministre de la Santé, Abdellatif Mekki, que des lobbies étaient en action dans cette crise.

Dr Mohamed Salah Meftah, chargé de mission dans le cabinet du ministre de la Santé publique et membre du Majlis Choura du parti Ennahdha, a dit, dans une réunion de son parti politique, que «la moitié de la patientèle des médecins installés dans le secteur privé proviendrait des régions de l’intérieur. Donc si des médecins spécialistes étaient envoyés dans ces régions, les praticiens libéraux perdraient environ la moitié des patients qui consultent d’habitude dans leurs cabinets.»

Une bataille féroce a aussi eu lieu entre les facultés de médecine et les syndicats de médecins au sujet du projet de partenariat-coopération entre les grands centres hospitalo-universitaires et les hôpitaux régionaux.

Les médecins exerçant dans les régions de l’intérieur et qui vivent concrètement la «misère de la médecine tunisienne» se sont sentis oubliés, voire dénigrés et utilisés.

Des personnes proches d’Ennahdha ont tenté, durant la semaine du 6 au 12 janvier 2014, de déclencher dans le sud du pays une manifestation contre les internes et les résidents en médecine, jugés irresponsables et égoïstes.

Des représentants syndicaux des étudiants en médecine de Tunis se sont déplacés à Gafsa, le 9 janvier 2014, et ont expliqué leur position, ce qui a eu pour conséquence d’assainir l’atmosphère.

Pendant cette même journée, deux résidentes en médecine ont été invitées à constater de visu la qualité satisfaisante des équipements dans l’hôpital régional de Gafsa.

En réaction à cela et quelques jours plus tard, le directeur régional de la santé a envoyé aux directeurs des structures sanitaires de Gafsa une circulaire les mettant en garde contre des «groupes étrangers au secteur de santé.»

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Les médecins manifestent devant le ministère de la Santé, à Tunis.

Un embryon de «révolution sanitaire»

Sous l’égide de l’Union générale des étudiants de Tunisie (l’Uget), les externes en médecine ont boycotté les examens semestriels, mettant en péril leur année universitaire. Cinq externes ont même entamé à Sfax et à Monastir une grève de la faim.

Se sentant prises en otage dans un combat qui n’est pas le leur, les facultés de médecine ont d’abord tenté de raisonner les étudiants avant de hausser le ton.

Le Professeur Ali Chadly, doyen de la faculté de médecine de Monastir a écrit sur sa page Facebook que «les étudiants disposent entre-temps de sentinelles qui veillent au grain. La grève des étudiants […] est une fuite en avant qui a atteint le stade contre-productif. Il faut savoir faire des retraits stratégiques en moments opportuns. Le passage des examens, laissés en rade, en est une opportunité.» Il a ajouté que «ceux parmi les hospitalo-universitaires, chefs de service et seniors, se considérant au début et à tort non concernés par cette proposition de loi 2014-38 (sic.) ont vite réalisé qu’ils sont touchés par cette réforme, se retrouvant sans résidents et sans internes, en grève.»

Le mardi 21 janvier 2014, le doyen de la faculté de médecine de Monastir a, quant à lui, expulsé les étudiants en médecine qui faisaient un sit-in et imposé une nouvelle date pour les examens. Par ailleurs, les doyens des facultés de médecine, le Conseil national de l’ordre des médecins et les présidents de comités médicaux ont contactés individuellement, qui des représentants de l’ANC, qui des responsables gouvernementaux.

L’Union générale tunisienne du travail (UGTT), principale centrale syndicale du pays, a fait sien le combat des internes et des résidents en médecine et a mobilisé ses grands ténors au risque de se couper de sa base grandement influencée par la campagne de diffamation à l’encontre des médecins (dans les réseaux sociaux et dans les médias classiques.)

Pour donner plus de poids à leur refus du projet de loi sur le travail obligatoire, les internes et les résidents en médecine et en médecine dentaire ont insisté sur sa non-conformité aux conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT). Ils ont aussi mis en avant maladroitement le manque réel d’équipement et de matériel médicaux dans de nombreux hôpitaux tunisiens, dans l’intérieur du pays comme dans les régions côtières.

Sur les plateaux de télévision, et c’est une première, des internes et des résidents en médecine ont été confrontés directement à Abdellatif Mekki, ministre de la Santé et grand défenseur du projet de loi n°38-2013. Ils ont montré avec aplomb qu’ils avaient des arguments solides et convaincants.

Au cours de cette crise qui secoue le secteur de la santé, de nombreux médias ont révélé leurs véritables visages. Certains ont soutenu la cause des médecins, tandis que d’autres l’ont vilipendée.

Enfin, quelques chaînes ont boycotté le mouvement ou se sont contentées de relayer la propagande des partis politiques qui leur sont proches.

Quelques figures charismatiques ont surgi parmi les médecins au cours de cet embryon de «révolution sanitaire» : Jed Henchiri (interne à Sfax et originaire de Gafsa), Salma Moalla (résidente à Tunis) et Sami Remadi (médecin, président de l’Association tunisienne de la transparence financière et orateur hors pair).

Le groupe Facebook du Syndicat des internes et des résidents en médecine de Tunis (SIRT) dont le nombre de membres est passé en quelques jours de 3.000 à plus de 11.000 personnes, est devenu un lieu de confrontation entre les internes et les résidents en médecine et leurs détracteurs, dont le Dr Mondher Ounissi, chargé de mission au ministère de la Santé.

Le sujet tabou de l’activité privée complémentaire (APC) a été soulevé, de même que les dérives de certains médecins aussi bien libéraux que publics.

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Les maux de la santé en Tunisie remontent à la surface.

Pour dénoncer le projet de loi sur le travail obligatoire des médecins spécialistes, les résidents en médecine ont déjà boycotté à trois reprises l’opération de choix des stages pour le premier semestre 2014. Ils ont ensuite fait des sit-in dans leurs facultés respectives et commencé ces derniers jours une série d’actions de communication, comme des journées de don du sang, des campagnes de dépistage du diabète, de l’hypertension artérielle et du cancer du sein et enfin des journées anti-tabac.

La «marche pour la dignité de la médecine» du 7 janvier 2014 qui a regroupé tous les médecins malgré leurs différences, a souffert d’une faible couverture par certains médias officiels, lesquels ont dissimulé son ampleur réelle: de 4.000 à 8.000 manifestants.

Le jeudi 23 janvier 2014, les externes, les internes et les résidents en médecine de toutes les régions vont à nouveau manifester en masse devant le ministère de la Santé publique.

La victime involontaire de cette crise médicale

Les internes en médecine ont continué à travailler et ont été obligés dans certains services de doubler les gardes et d’assurer les fonctions des résidents absents. Ils se sont sentis placés entre le marteau et l’enclume, entre une cause à laquelle ils adhèrent et la grogne de seniors usés par la surcharge de travail.

Les médecins hospitalo-universitaires ont dignement soutenu les futurs spécialistes, notamment en assurant pour certains d’entre eux les gardes des résidents réquisitionnés. Cependant, ce que les internes et les résidents escomptaient n’a pas encore eu lieu: la colère des médecins seniors ne s’est pas véritablement retournée contre le ministère de tutelle.

Le 3 janvier 2014, les médecins des CHU ont néanmoins manifesté devant le ministère de la santé, criant des slogans hostiles au ministre de la santé alors en déplacement. [C’est pendant cette même journée que le professeur Chokri Kaddour a été agressé par un agent de sécurité du ministère.]

Enfin, les médecins seniors ont dernièrement décidé la suspension des activités cliniques non urgentes (les consultations, les explorations et les opérations à froid).

En cas d’échec des négociations avec le gouvernement, ils envisageraient même une démission collective. Seule la victime involontaire de cette crise médicale est absente de la scène, à savoir le patient tunisien…

Les parties adverses défendent des intérêts corporatistes ou politiques et campent fermement sur leurs positions, mais qui pense encore réellement au modeste citoyen? Le ministre de la santé obnubilé par son agenda politique? Les internes et les résidents en médecine et en médecine dentaire qui se sentent dépassés par le tsunami qu’ils ont provoqué?

Le pourrissement de l’état actuel des hôpitaux, incapables d’assurer convenablement les soins aux malades et privés de leurs sources de revenus habituelles, est imputable à la fois au corps médical et au ministère de la Santé. Les deux parties parviendront-elles à trouver un accord honorable, rendu nécessaire par la grande détresse des patients?

Des hôpitaux tunisiens malades ne sauraient soigner les citoyens malades… Aux grands mouvements de révolte, succèdent souvent des lendemains désenchantés. Si la présente crise permet de révéler au plus grand nombre possible les carences du système de la santé publique, c’est que ce mouvement aura finalement servi à quelque chose!

* Résident en orthopédie.

 

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