ghannouchi ennahdha banniere 3 3

Qui a dit que les Nahdhaouis ont quitté le pouvoir, qu'ils sont en perte de vitesse ou à bout de souffle? Leur stratégie repose sur l'idée «plus ça change, plus c'est pareil, plus on s'incruste.»

Par Monia Kallel*

Deux années de règne nous ont appris à connaître les islamistes. Ils se distinguent par leur sens de la discipline, le respect de la hiérarchie et la fidélité à leur rêve premier, fidélité qui se traduit par un attachement viscéral au parti et au chef, guide suprême et porte-voix des militants.

«Nous quittons le gouvernement mais pas le pouvoir», a dit le Cheikh Rached Ghannouchi au lendemain de la démission du gouvernement d'Ali Larayedh. Il n'y a rien d'anodin dans cette phrase-programme. Elle résume la stratégie des Nahdhaouis qui repose sur l'idée, plus ça change, plus c'est pareil, plus on s'incruste.

Aussitôt qu'ils quittent leurs postes, et à la différence de leurs homologues Cpéristes et takatolistes (perdus de vue), les ex-ministres nahdhaouis se transformant en publicistes; dans le sens premier du terme, le publiciste forge l'opinion publique au moyen d'un discours bien rôdé (la connotation commerciale en découle).

Majlis choura ennahdha 3 3 2

Réunion du Majlis Choura, ce week-end à Tunis: le mouvement reprend ses forces. 

En Tunisie et à l'étranger, ils multiplient les «réunions populaires» et développent le même discours: Ennahdha, parti responsable et ouvert au dialogue, a quitté volontairement le pouvoir après avoir voté la constitution et confié à un gouvernement de technocrates la préparation d'élections libres, démocratiques et transparentes...

Par ailleurs, on observe, et on contrôle tout le paysage avec une parfaite synchronisation, une minutieuse distribution des rôles et des espaces de parole.

Dans les médias publics et privés, les leaders lancent des messages voilés ou explicites au gouvernement actuel et plus exactement à Mehdi Jomaa lui-même: sa politique (intérieure et étrangère), ses choix, et ses déplacements.

On se rappelle la véhémente protestation de Mohamed Ben Salem (ex-ministre de l'Agriculture) contre le protocole «excessif» déployé à l'aéroport de Tunis-Carthage pour la réception de l'ambassadeur des Emirats arabes unies (qui avait regagné son pays suite aux déclarations du président provisoire de la république Moncef Marzouki à l'ONU). Mais l'ordre du jour sur lequel tous les chefs nahdaouis travaillent d'arrache-pied est la révision des nominations (conformément à la feuille de route). La tension monte et les propos se font menaçants. Calmes, maîtres de leur discours et cédant rarement à la provocation, Ali Larayedh et Abdellatif Mekki sont les meilleurs orateurs pour accomplir cette délicate mission.

majlis choura ennahdha 3 3 3

Rached Ghannouchi parvient encore à tenir ses troupes du reste très discipliné. 

A un autre étage, le contrôle prend d'autres formes et s'accomplit par d'autres acteurs. Sur les réseaux sociaux, une armée invisible, dirigée par des chefs de seconde zone (députés, militants, blogueurs...) se charge d'attaquer les politiques d'un autre angle: vie privée, relations personnelles, apparences physique. Et, c'est là, dans ces «bas niveaux» que se situe le véritable combat des islamistes. C'est là également que se révèle leur projet et leur feuille de route.

La campagne contre la ministre du Tourisme, entamée au lendemain de sa nomination et montée d'un cran ces derniers jours, est un exemple significatif. Tous les chefs d'accusation qui lui ont été (et seront) adressés (voyage en Israël, tenue vestimentaire, organisation et participation aux ''Dunes électroniques'') ne sont que des prétextes visant, à travers Mme Karboul, la femme tunisienne et, à travers celle-ci, toute le mode de vie des Tunisiens.

Arrêtons de crier à la bêtise, à la jalousie, et/ou au dogmatisme de ces «sales» agents de service. Ils savent bien ce qu'ils font et maîtrisent leur sujet. Ils savent qu'un tourisme sans alcool n'existe pas, que faire la fête entre dans le chapitre de la liberté individuelle, de la constitution que leurs maîtres ont signée, et que les Tunisiens sont (depuis des millénaires) des fêtards et de grands consommateurs d'alcool (phénomène qui s'est d'ailleurs accentué depuis la montée des islamistes).

Mais, ils savent également que tout travail de sape commence par le fondement. La femme, reconnue par tous comme étant l'élément structurant du modèle tunisien, devient alors forcément la cible première, et Mme Karboul, jeune, intelligente, créative, la figure idéale. Les «comptes rendus» des ''Dunes électroniques'' ont été «réalisées» au moyen de deux types d'images: celles qui jettent la lumière sur Mme la ministre du Tourisme (sa posture, son discours, à ses espadrilles) avec l'absence (quasi-totale) du ministre de la Culture, co-organisateur de l'évènement, et celles qui se focalisent sur les participants; là aussi l'objectif est braquée sur les jeunes femmes (en mini jupe de préférence) et sur les canettes de bière encadrées en rouge.

Mais c'est dans le discours, doublant les photos «sélectionnées», que se révèle le véritable effort d'épuration, un effort qui, au-delà des acteurs sociaux, vise le langage lui-même.

Dans le lexique des islamistes, fête, musique, soirées mixtes s'appellent déchéance, délinquance, prostitution (de la même façon qu'opposant, gauchiste, laïc se nomment mécréant, orphelin de la France, «azlem»)... Le tout est exprimé sans la moindre retenue au nom de la «morale», de la religion et de «l'identité arabo-musulmane», expressions fourre-tout.

Les stratégies, les acteurs et les organes de diffusions diffèrent, mais tous interagissent, des bas-fonds au sommet de la pyramide, c'est la même rhétorique qui se forge.

manif ennahdha 3 3

"Nous sommes tous fiers des députés du bloc Ennahdha": l'art de transformer une défaite en une victoire".

Moncef Marzouki est un acteur-clé, à la fois relais et source de légitimation de la parole. Droits-de-l'hommiste notoire, son discours est censé avoir un poids sur les citoyens et les observateurs de la scène politique. Il défend, a-t-il affirmé la semaine dernière, la liberté de la femme qui porte le niqab, celle qui porte le hijab, et aussi «l'autre femme». Il voulait probablement éviter le mot «safirat» (dévoilées) qui lui a valu les plus sévères critiques, n'empêche que la réponse du président provisoire cadre parfaitement avec le nouveau langage islamiste. Pour eux, les dévoilées n'ont pas de noms, et donc pas de d'existence; et toute la société tunisienne est à refonder.

La déclaration de Cheikh Rached Ghannouchi (qui a dit publiquement que les islamistes n'ont pas quitté le pouvoir) devrait être mise en relation avec la confidence de maître Abdelfattah Mourou qui a dit, à un autre cheikh de l'islam, venu d'ailleurs, qu'il faut s'occuper des enfants, car la bataille avec les adultes est perdue d'avance.

Qui dit que les Nahdhaouis sont en perte de vitesse ou à bout de souffle?

* Universitaire.

 

Articles de la même auteure dans Kapitalis:

Moncef Marzouki, «son» Mufti extrémiste et l'islam zitounien

Ennahdha, dans la tourmente, s'en remet à Allah

Le dialogue, oui, mais pour quoi faire?

Tunisie-Politique : Quel avenir pour la «troïka» qui n'a jamais existé?