Après Dans la peau d’un salafiste tunisien, l’auteur, docteur en droit, avocat au barreau de Paris, poursuit sa série de pastiches. Il croque cette fois le président de l’Assemblée constituante. Bon client s’il en est…

 

Pastiche de Houcine Bardi*

Au nom d’Allah, le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux,

Moi, Mustapha Ben Jaâfar (Mous, pour les intimes), élu haut la main par mes pairs (autant dire avec un singulier brio que la Tunisie n’a jamais connu de pareil auparavant) au perchoir de l’Assemblée nationale constituante (Anc), après que l’autre empaffé m’a subtilisé la magistrature suprême, qui me revenait pourtant de droit… je voudrais vous faire part, Tunisiennes, Tunisiens, de ma vraie profession de foi, que les mauvaises langues et autres jaloux indécrottables, s’emploient – vainement – nuit et jour, à déformer et à salir sans vergogne.

On me dit «suppôt» des islamistes au pouvoir

J’ai jugé, en mon for intérieur, qu’il était de mon devoir, en tant que président EFFECTIF (le «larbin» peut, s’il le souhaite, se sentir «piqué») de cette honorable assemblée qu’est l’Anc, dont la noblesse (oui la noblesse !) plonge ses racines aux tréfonds de ma propre origine turque, de rétablir la vérité, toute la vérité, et rien que la vérité, pour que l’on cesse une bonne fois pour toutes de m’imputer ce qui n’est que pur mensonge.

"Il est de haute et grande sagesse de savoir courber l’échine, toujours avec panache".

On me dit «suppôt» des islamistes au pouvoir (comme si je ne l’étais pas, moi… au pouvoir!); «traître», «félon», «laquais», «renégat»… j’en passe et des plus cruelles. Certains m’ont même comparé, parait-il, au Maréchal Pétain, qui serait à leurs yeux l’archétype du collabo exécré – les mêmes, en fait, qui m’ont actionné en justice pour soi-disant «détournement de votes takattoliens» et entrave à la transparence des travaux de l’Anc. Ils oublient, ou feignent plutôt d’oublier, que sans le Maréchal la France aurait sans doute connu le même sort que la Russie soviétique (souvenez-vous, les millions de morts, les ravages et les souffrances indescriptibles). De même que… sans «Mous» la Tunisie, Ma Chère Tunisie, serait actuellement sous la botte d’Ennahdha… et qui te dira ce qu’est la botte d’Ennahdha («Wa mâ adrâka ma Ennahdha»)?!

La grande sagesse de savoir courber l’échine

Parfois, mes chers compatriotes, il est de haute et grande sagesse de savoir courber l’échine, toujours avec panache… pour épargner ceux qu’on aime. Et moi, j’aime éperdument mon peuple; je «love» passionnément (j’allais dire «religieusement») mon pays, pour parler comme notre jeunesse et rester au plus près de ceux qui nous ont fait don de la révolution du jasmin. Sans eux (qu’ils soient mille fois remerciés, et ce n’est jamais assez), les sbires de l’ancien régime continueraient encore à nous faire voir de toutes les couleurs… et notamment de dégonfler les pneus de mon véhicule!

C’est cet amour, et non celui du pouvoir – n’en déplaise aux aigris et autres médisants – qui m’a dicté ma conduite altruiste; éminemment christique, admettez-le! Mes détracteurs, qui ne sont pas foule (je tiens à le préciser), diront: «C’est à l’insu de son plein gré». Il n’en est rien. Pas une seule seconde je n’ai hésité à mettre ma main dans celle des islamistes. Ainsi en était-il convenu – je vous le confie pour la première fois – bien avant les élections. Preuve, si besoin est, de notre exceptionnelle lucidité.

Tant pis, donc, pour les Charlot du Parti du travail tunisien (entendons-nous: le Ptt originaire, et non celui qui en a hérité du nom, et qui intégrera bientôt la «troïka». Ainsi en ai-je décidé, et ainsi soit-il) qui n’avaient rien compris à la stratégie d’Ettakatol.

"Ils croient pouvoir nous mettre sur la touche le 24 octobre prochain".

La politique c’est la politique, et les promesses n’engagent que ceux qui en sont destinataires, comme disait, à très fort juste titre, un grand sage raillé et traité à tort de cynique.

Notre objectif était de sauver le pays, et cela ne pouvait se faire qu’à travers un partage du pouvoir avec ceux qui étaient les mieux placés pour l’exercer, à savoir – vous l’aviez deviné – Ennahdha. Cela n’a rien à voir avec ce que les envieux de tous poils appellent «opportunisme», «arrivisme» et je ne sais quoi d’autre... C’est une simple inversion de l’expression «réalité des principes» en «principe de réalité». Rien de plus, croyez-moi.

Avec l’aide de Dieu, nous avons – convenez-en – fort bien réussi. Le 6ème Calife (que M. le Premier ministre me pardonne ce sobriquet flatteur) a, d’ailleurs, bien fait de le rappeler tout récemment, lui qui ne s’est guère épargné, au risque –plusieurs fois frôlé – de passer l’arme à gauche (qu’est-ce qu’on ne donnerait pas pour notre chère patrie!). Les résultats sont là et parlent d’eux-mêmes. La Tunisie n’a jamais été aussi libre, aussi forte et aussi prospère. Il n’est que de voir les publications de l’Institut national de la statistique (Ins), et les chiffres de la Banque centrale de Tunisie (Bct), pour s’en convaincre. Les envieux (toujours eux) vous diront que ce n’est là qu’un «maquillage grossier» de la sombre réalité du pays, rendu possible grâce à une série de limogeages, suivie de nouvelles désignations… S’ils veulent dire par là que j’ai été à l’origine de la nomination du nouveau gouverneur de la Bct, j’en conviendrai volontiers. J’ajouterai, néanmoins, (précision ô combien importante) que la compétence ne doit jamais s’encombrer des étiquettes politiques, fût-ce celle de feu le Rcd. Notre vénérable prophète (Prières et paix sur lui), ne dit-il pas «La recherche de la sagesse est l’objectif ultime du croyant; il doit la prendre là où il la trouve»? Moi je l’ai trouvée chez un dignitaire de l’ancien régime. Il est où le problème?

Seuls les imbéciles ne changent pas d’avis

Certes, les contre-révolutionnaires (suivez mon regard !) nous donnent parfois du fil à retordre, mais, je vous rassure, on finira par les écraser (je veux dire les vaincre), plutôt que vous ne le pensez. Ils croient pouvoir nous mettre sur la touche le 24 octobre prochain. Ils se mettent le doigt dans l’œil. Qu’ils me montrent, s’ils en sont capables, la ou le devin qui leur a révélé que notre mandat expirait la veille de cet ultimatum imaginaire?

Il est vrai qu’il m’est arrivé (une fois, pas plus) de déclarer sur les ondes que nous sommes tenus par une obligation morale (je souligne ce dernier mot) d’achever notre travail dans le délai d’un an à compter des précédentes élections. Mais depuis quand la morale prime-t-elle sur le droit? La constituante – source de la légitimité souveraine et de la légalité révolutionnaire – en a décidé autrement. Que puis-je faire sinon m’y conformer! Ce n’est tout de même pas parce que j’en suis le président que je pourrais me permettre de passer outre.

"Sur ce, je vous laisse. Hrouz vient de m’appeler".

Voyez-vous, mes chers compatriotes, il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis.

Vous nous avez accordé massivement (je souligne également ce mot) votre confiance, nous en ferons bon usage, soyez-en sûrs. Votre Constitution, je vous le promets, vous l’aurez. Mais de grâce ne me demandez pas quand. Seul Allah le tout-puissant, vous le savez aussi bien que moi, est en mesure de prédire l’avenir.

L’essentiel ayant été dit,  je consacrerai les quelques lignes ci-dessous à lever certaines ambiguïtés. Vous le savez, je suis de ceux dont la clarté est inscrite en lettres capitales sur le front.

Je commencerais tout d’abord par mettre en garde les quelques trublions de l’Anc (ils se reconnaîtront), qui me cherchent des noises à longueur des séances, que si par malheur ils ne se tenaient pas à carreaux, comme l’exige le règlement intérieur de notre noble assemblée, je n’hésiterais plus, dorénavant, à faire usage de mon maillet… qui s’abattra à l’avenir (ils ne pourront pas dire que je ne les ai pas prévenus) non pas sur le pupitre, comme je l’ai fait – avec délectation – jusqu’à présent, mais sur autre chose de plus vivant. A bon entendeur…

Quand on me cherche on me trouve!

Par ailleurs, il semblerait (je n’en suis pas sûr) qu’un certain Ben Jaâfar ait été désigné tout récemment ambassadeur de notre pays, je ne sais où. Outre le fait qu’aucun lien de parenté ne m’unit avec l’intéressé, je tiens à rappeler que cela relève des compétences exclusives de l’exécutif, dans lesquels je ne m’interfèrerais. La séparation des pouvoirs, j’y tiens comme à la prunelle de mes yeux. En tout état de cause, la plupart des membres de l’exécutif (le président sans compétences compris, je dirai même surtout) ont usé de leur pouvoir pour nommer leurs proches à des postes de responsabilité, comme l’a courageusement dit le ministre de l’Emploi. Aussi, partant du principe selon lequel je n’ai jamais été de ceux qui cherchent, coûte que coûte, à faire exception, je me fondrai bien dans ce mouvement de foule… des dirigeants.

Enfin, je dirais quand même un petit mot à l’adresse des petits rigolos qui ont osé m’assigner en justice (ils en comprendront le sens profond, j’en suis sûr): c’est qui le garde des sceaux, déjà, mes petits marrants? Allez! Vous savez quoi, pendant que j’y suis? Je demanderai à mes potes d’Ennahdha de présenter un projet de loi qui interdirait carrément la transmission télévisuelle des travaux de l’Anc. Quand on me cherche on me trouve!

Sur ce, je vous laisse. Hrouz vient de m’appeler, il paraît que l’autre emmerdeur de Gassas fait encore son esbroufeur… J’en connais un qui inaugurera le nouvel usage de mon maillet!

Avant que je n’oublie: Vive la République démocratique islamique de Tunisie;

Vive la sainte «troïka»;

Vive le prochain président de la république.

 

Articles du même auteur dans Kapitalis :

Dans la peau d’un salafiste tunisien

Tunisie. Ces ministres nahdhaouis passibles de sanctions pénales

A-t-on encore le droit au rire et à la dérision en Tunisie?

«Complémentarité» des sexes et patriarcat en Tunisie

L’indépendance et l’impartialité du système judiciaire tunisien (4/4)

De quelle constitution avons-nous besoin en Tunisie?