Contribution à la réflexion nationale sur la nécessaire indépendance du pouvoir judiciaire, cruciale et déterminante pour l’avenir de la Tunisie**.

Par Houcine Bardi*


V- Le Conseil supérieure de la magistrature (Csm)

Un auteur averti a pu dire du Csm qu’il est «le cheval de Troie de l’exécutif dans le judiciaire»20.

En Tunisie, le Csm est dépositaire de la double «mission» de «surveiller et punir» les magistrats. Il suffit en effet de jeter un rapide coup d’œil sur sa composition21 pour saisir immédiatement son «essence exécutive». On s’attarde un peu davantage sur ses compétences et l’on découvre alors un redoutable instrument de «dressage» et de coercition.

Conformément aux dispositions de l’article 6 nouveau de la loi du 14 juillet 1967 (modifiée en dernier lieu par celle du 4 août 2005) le Csm compte, outre le président de la république, 18 membres dont 8 seulement sont «élus»22: «Le président de la république préside le Conseil supérieur de la magistrature, lequel est composé par :

1- le ministre de la justice : vice-président;

2- le premier président de la Cour de cassation : membre;

3- le procureur général de la république près la cour de cassation: membre;

4- le procureur général de la république, directeur des affaires judiciaires: membre;

5- l’inspecteur général du ministère de la Justice: membre;

6- le président du tribunal immobilier: membre;

7- le premier président de la Cour d’appel de Tunis: membre;

8- le procureur général près la Cour d’appel de Tunis : membre;

9- un premier président de Cour d’appel hors Tunis élu pour trois ans par des magistrats occupant le poste de président dans les Cours d’appel hors Tunis, et qui sera suppléé le cas échéant par un de ses pairs élu: membre;

10- un procureur général près une Cour d’appel hors Tunis élu pour trois ans par les procureurs généraux près les Cours d’appel hors Tunis, et qui sera suppléé le cas échéant par un de ses pairs élu: membre;

11- deux magistrats (femmes) désignées par décret pour trois ans sur proposition du ministre de la justice: membres;

12- deux magistrats de chaque échelon, élus pour trois ans par leurs pairs et pouvant être suppléés en cas de besoin par deux autres magistrats élus: membres».

Cette composition monolithique à majorité de magistrats désignés – et non élus – reflèt le souci obsessionnel des autorités de maintenir le corps judiciaire sous contrôle étroit. Elle renvoie à une conception bureaucratique des plus arriérées de la justice, qui y voit non pas une pièce maîtresse d’un éventuel ordre démocratique, mais une menace potentielle à l’égard de la toute puissance exécutive, dont il importe de garder sous tutelle permanente afin qu’elle ne fasse pas mauvais usage du «dangereux» pouvoir qu’elle incarne: «Partout où la souveraineté de l’Etat administratif est dominante, la place du juge est mineure. Le XIXe s. nous a légué un juge intégré dans l’Administration, placé sous l’autorité de l’exécutif et soumis à la loi dont il est l’exécutant muet23

Ce qui ne va pas sans transfigurer la mission et la raison d’être du Csm en le faisant passer –par voie de rabaissement- d’une institution gardienne de l’égalité et de la légalité24, censée représenter les magistrats du siège et les parquetiers; qui veille au respect de la déontologie des juges ; supervise l’avancement et l’évolution des concernés dans la hiérarchie sur la base de critères objectifs, égalitaires et impersonnels (ancienneté, compétences, notes, etc.); sanctionne les fautes professionnelles notamment graves, les écarts et inconduites attentatoires au vrai honneur de la fonction, suivant une procédure impartiale transparente respectueuse du contradictoireprocès à armes égales») et susceptible d’appel devant une juridiction indépendante – les fameuses garanties disciplinaires… Le Csm se transmue en une terrible machine à produire et à reproduire25 le «politiquement correct» dans le champ judiciaire26, avec pour souci quasi-exclusif le «dressage» des «magistrats desservants».27

 

Kalthoum Kannou, présidente de l'Association des magistrats.

Pour mieux comprendre les soubassements de l’emprise exécutive sur le judiciaire via la mainmise des autorités sur le Csm, il suffit de brosser à grands traits les principales compétences de «l’instrument» en question:

1- le Csm propose, en vue de leur nomination par le président de la république, les candidats à la magistrature (article 10 de la loi de 1967);

2- le Csm établit à la fin de chaque année judiciaire le «mouvement des juges»: les fameuses mutations… (article 14 de la loi de 1967);

3- le Csm titularise ou licencie les juges suppléants (le ministre de la Justice soumet la liste au conseil pour avis, après quoi il la propose au président pour désignation, article 31);

4- le Csm établit et révise «le registre d’aptitude». Huit après «l’accrochage» de ce registre, le CSM fixe «tableau d’avancement» (article 33);

5- le Csm siège en tant que Conseil de discipline (article 55);

Ces compétences doivent être «complétées» par celles attribuées au ministère de la Justice, puisque les deux institutions agissant concrètement «de concert»:

1- le ministère de la justice fixe les programmes et modalités du concours d’admission à l’Ism;

2- le ministre peut suspendre le traitement des magistrats faisant l’objet d’une enquête disciplinaire;

3- le ministre déclenche les poursuites devant le conseil de discipline;

4- le ministre de la justice peut infliger des avertissements à des magistrats n’ayant pas fait l’objet de sanctions disciplinaires;

5- le ministre peut intervenir dans la notation des magistrats du siège à travers l’avis obligatoire du ministère public auquel doit recourir le supérieur hiérarchique du juge concerné avant de lui attribuer une note définitive…

Il s’agit donc d’un quadrillage draconien auquel se trouve, comme par fatalité, assujetti le juge tunisien. Depuis son entrée à l’Institut (pour y être formaté…) jusqu’à son départ en retraite, en passant par toutes les étapes de sa carrière professionnelle, il est soumis en permanence à un «encadrement administratif» drastique qui exige de lui une obéissance et une subordination semblables, par certains côtés, à celles des militaires…

Le dispositif est conçu de telle sorte que les «indisciplinés», ou comme les appelle J-M. Varaut «les desservants», se retrouvent automatiquement éjectés hors du corps judiciaire comme des «virus» malsains alors qu’ils sont en réalité les anti-corps qui assurent au moi judiciaire son immunité…

Les conditions d’effectivité de la séparation des pouvoirs sont ceux-la mêmes qui se trouvent à l’origine et à la base de l’indépendance de la justice. Lesquelles demeurent inconcevables en dehors des conditions de possibilité d’un Etat de droit démocratique (et non formel). L’imbrication est quasiment inextricable. Car, par n’importe quel bout qu’on l’appréhende, la problématique de l’indépendance de la justice en Tunisie conduit inévitablement à re-poser (et à re-penser) la question en termes politiques…

*Docteur en Droit / Avocat au Barreau de Paris.

** Cette étude a été écrite en 2007. Elle avait servi à introduire un débat organisé alors par le Crldht au Sénat français. Vu la persistance de la problématique de l’indépendance du judiciaire et son actualité poignante, en regard notamment de l’obstination des constituants islamistes tunisiens à ne pas vouloir admettre l’indépendance de l’instance provisoire qui devrait temporairement remplacer le Conseil supérieure de la magistrature (Csm), l’auteur a jugé utile de la republier en l’état et sans la moindre modification. Il ose espérer, cela faisant, contribuer modestement à l’instauration d’un débat rationnel à propos de cette cruciale et déterminante pour l’avenir de la Tunisie, qu’est l’indépendance du pouvoir judiciaire.

Raoudha Laâbidi, présidente du Syndicat des magistrats tunisien.

Notes :

20- Jean-Marc Varault, "Indépendance", in Dictionnaire de la justice, op. cit., p. 626.

21- Article 6 paragraphe premier (nouveau) de la loi du 14 juillet 1967, telle que modifiée par celle du 4 août 2005.

22- Ces élections sont contestables (entre autres : absence de transparence lors du dépouillement des urnes, non respect du caractère secret du vote, etc.), et ont effectivement été contestées pour la première fois devant le juge administratif à travers une requête enregistrée le 24 juin 2005 par Mme le juge Kalthoum Kannou (Secrétaire Générale de l’AMT, et une des principales victimes du ‘mouvement de déplacements-sanctions’ de l’année 2005), dont Me Monia Abed, Avocat près la Cour de cassation tunisienne, a eu l’aimable gentillesse de nous en communiquer copie. Nous exposerons les fondements de cette action inédite dans le cadre du paragraphe consacré au «Dossier judiciaire proprement dit».

23- Denis Salas : "Juge (Aujourd’hui)", in Dictionnaire de la culture juridique, Ouv. Coll., p. 862.s, Lamy/PUF, 2003.

24- Au sens où l’entend G. Cornu, par exemple, «… la justice est tout à la fois un sentiment, une vertu, un idéal, un bienfait (comme la paix), une valeur», Vocabulaire juridique. PUF 2000.

25- Non seulement à travers son redoutable pouvoir coercitif, mais également par le biais de la «formation professionnelle» dispensée dans l’Institut supérieur de la magistrature…

26- C’est-à-dire des juges effacés, dociles, malléables à souhait, et qui renouvellent incessamment leur indéfectible allégeance aux autorités…

27- «On distingua rapidement les magistrats bénéficiaires de leur art de faire la cour et de rendre des services, des magistrats desservants qui végétaient dans les millésimes de l’annuaire de la magistrature. La subornation organique de l’autorité judiciaire, qualifiée en 1960 de ‘bras séculier’ de l’Etat au même titre que la police, à l’exécutif…», J.-M. Varaut, in Dictionnaire de la justice, op. cit., p. 625.

Articles précédents :

L’indépendance et l’impartialité du système judiciaire tunisien (1/4)

L’indépendance et l’impartialité du système judiciaire tunisien (2/4)

L’indépendance et l’impartialité du système judiciaire tunisien (3/4)