La décision d’ouvrir le territoire tunisien aux voisins maghrébins, sans visa ni passeport, relève-t-elle de l’incompétence, de l’inconscience ou plutôt d’une manœuvre pour atteindre un objectif inavoué et inavouable?

Par Salah Oueslati*


L’annonce faite par Abdallah Triki, secrétaire d’Etat auprès du ministère des Affaires africaines et arabes d’instaurer une liberté d’accès aux Maghrébins par simple carte d’identité et de leur octroyer la liberté de logement, de propriété, d’investissement et d’emploi sur le territoire tunisien, sans obligation d’obtenir une autorisation préalable auprès de l’administration tunisienne, pose des problèmes extrêmement graves et lourds de conséquence. Ces problèmes sont de nature juridique, économique, diplomatique, sécuritaire et géopolitique.

Peut-on ouvrir les frontières sans règle ni contrôle?

D’abord un simple secrétaire d’Etat est-il habilité à prendre une telle décision qui touche à la souveraineté et à l’intégrité territoriale du pays, celle-ci ne relève t-elle pas du président de la république, du Premier ministre et de l’Assemblée nationale constituante (Anc)? Même sur le plan strictement formel, une telle décision ne devrait même pas être annoncée par un secrétaire d’Etat, mais par les plus hautes autorités du pays.

Marzouki et Mohammed VIle 9 février à Rabat.

L’économie tunisienne est dans un état exsangue, celle-ci peut elle absorber l’afflux d’un nombre imprévisible de chômeurs venus d’ailleurs, probablement sans qualification, sans moyen pour s’installer et avec peu ou pas de possibilité de trouver un emploi?

Aucun pays au monde n’a pris une décision unilatérale de cette nature. Une telle démarche nécessite des mois, voire des années de consultations, de préparations, de négociations pour déboucher sur un calendrier progressif, avec des conditions strictes et une réciprocité indispensable.

L’Union européenne (UE) a mis des décennies pour conclure un accord de libre circulation des personnes et des marchandises. Cette décision s’est faite de façon progressive, s’appliquant d’abord à un nombre restreint de pays, et ensuite d’une façon graduelle à d’autres prétendants.

Marzouki et Bouteflika le 12 février à Alger.

Compte tenu de la situation sécuritaire actuelle du pays, est-il raisonnable d’ouvrir les frontières sans règle ni contrôle? C’est la porte ouverte à toutes sortes de trafics (marchandise, armes, personnes, drogues, devises, voitures, etc.).

C’est aussi un appel d’air à toute personne recherchée par la justice, à des délinquants, des brigands, voire des criminels. Il ne s’agit bien évidemment pas de jeter l’anathème sur nos frères maghrébins, les criminels existent partout.

Si gouverner c’est prévoir, il s’agit de mesurer les conséquences à long terme qu’une décision de cette nature pourrait avoir. La construction d’un véritable Grand Maghreb arabe devrait être un objectif prioritaire de notre pays. Mais elle ne doit pas se faire dans l’improvisation la plus totale.

Marzouki et Ould Abdelaziz à Nouakchott le 10 février.

Rappelons-nous l’accord de l’union éphémère faite dans la précipitation entre la Tunisie et la Libye à l’époque de Bourguiba et Kadhafi, qui s’en souvient aujourd’hui? N’est-il pas raisonnable de commencer d’abord par encourager le tourisme et l’investissement avant d’ouvrir les frontières à la libre circulation des personnes dans un cadre bien défini et dans le respect de la réciprocité?

Tapis rouge à l’internationale djihadiste

Enfin, depuis la révolution, la donne géopolitique a complètement changé. L’instabilité de la Libye est une source de graves dangers sécuritaires pour la Tunisie, sans parler de l’instauration d’un Etat islamique au nord du Mali et son alliance avec Al-Qaïda au Mghreb islamique (Aqmi), source d’instabilité pour notre voisin algérien.

Ouvrir les frontières dans de telles conditions, c’est dérouler le tapis rouge à l’internationale djihadiste de tous bords pour déstabiliser notre pays et profiter à terme du chaos pou instaurer un Etat taliban.

Sans tomber dans le catastrophisme ou dans le simpliste de la théorie du complot, il est légitime de s’interroger sur les réelles visées qui se cachent derrière une décision prétendument motivée par une cause aussi noble que celle de «l’unification et la fusion du Maghreb» et par «l’avenir commun» des Maghrébins que, par ailleurs, peu de Tunisiens contestent.

Abdallah Triki lève le voile sur une décision controversée et lance un pavé dans la mare.

Une telle décision relève-t-elle de l’incompétence, de l’inconscience ou plutôt d’une manœuvre pour atteindre un objectif inavoué et inavouable?

Les Nahdaouis sont conscients qu’une majorité des Tunisiens est favorable à l’instauration d’une véritable démocratie et rejette toute forme de fanatisme religieux. Pourtant, certains d’entre eux n’ont jamais renoncé à leur objectif : instaurer une théocratie, régie par la chariâ et par l’idéologie wahhabite.

Une partie des Nahdaouis et leurs alliés Salafistes sont capables de profiter de l’ouverture des frontières pour encourager l’arrivée massive des tenants de cette idéologie afin de créer un rapport de force démographique favorable aussi bien pour les élections locales (les nouveaux arrivants auront, paraît-il, de droit d’y participer) que pour mettre la pression sur la partie de la population tunisienne qui n’adhère par à leur projet. La question mérite d’être posée.

* Maître de conférences, France.

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