Le plus grave dans la situation tunisienne actuelle c’est que le sentiment national s’effrite au profit d’une allégeance familiale ou tribale, ou à des pays, des groupes et des idéologies étrangères.

Par Salah Oueslati*


Depuis son indépendance, la Tunisie a toujours été déchirée par deux visions sur son identité. Une défendu par Salah Ben Youssef qui prônait un ancrage dans une culture arabo-musulmane et une deuxième tournée vers l’Occident soutenue par Habib Bourguiba, fasciné par le modèle laïc de Kamel Atatürk.

L’erreur de Bourguiba était peut-être son obstination à vouloir arrimer la Tunisie au monde occidental et, dans le même temps, de tourner complètement le dos au monde arabo-musulman. Une approche syncrétique aurait pu engendrer une société harmonieuse ancrée dans son passé et ouverte au monde et à la modernité. Celle-ci aurait épargné au pays une déchirure qui n’a jamais cicatrisé.

La spécificité tunisienne en question

Lorsque Bourguiba parlait de la nation tunisienne, cette revendication heurtait profondément les tenants de l’idéologie du nationalisme arabe et ceux qui étaient attachés à son unité. A l’époque l’idée d’el-oumma, c’est-à-dire, l’unité de l’ensemble du monde musulman, n’était pas à l’ordre du jour dans la plus grande partie du monde arabe, encore moins l’idée du califat.

Cependant, ce n’est pas faire injure à l’identité arabo-musulmane de la Tunisie que d’affirmer que notre pays a sa propre spécificité, ses traditions et ses coutumes de part son histoire, de l’histoire de son peuple et de sa situation géographique.

Le Tunisien est intelligent, pacifique, modéré, bon vivant, ouvert, tolérant, farceur, mais aussi fier, narcissique, égocentrique, nationaliste, débrouillard et quelque peu roublard. Bref, c’est un méditerranéen dans l’âme qui a plus en commun avec cette culture qu’avec celle des moyen-orientaux, et ce, malgré la langue et la religion qu’il partage avec ces derniers.

Au lendemain de la fuite de l’ex-dictateur, les Tunisiens ont oublié leur différence. Le pays a connu un moment de fraternisation et de cohésion sans précédent dans son histoire, à part peut-être celui qu’il a vécu au lendemain de son indépendance. Les clivages sociaux et régionaux ont disparu du jour au lendemain: le médecin parle à l’ouvrier; le haut cadre fraternise avec le chômeur; la solidarité était palpable et c’était cette unité qui avait sauvé le pays du chaos et de la violence meurtrière.

Habib Bourguiba, le réformiste laïcard.

Le peuple se sentait tunisien et rien que tunisien: le drapeau et l’hymne national étaient le symbole de cette unité retrouvée et célébrée dans les quatre coins du pays. C’est ce sentiment national qui a forcé l’admiration du mode entier et a élevé la Tunisie au rang de modèle, non seulement pour le monde arabe et musulman, mais aussi à tous les autres peuples qui luttent pour leur liberté et leur dignité. Même les mouvements sociaux des pays occidentaux ont repris les slogans entonnés par les Tunisiens le 14 janvier 2011 pour exprimer leurs revendications.

Le partage des dépouilles de l’ancien régime

Que reste t-il aujourd’hui de ce sentiment national et pourquoi l’égoïsme et la division ont cédé la place à l’unité?

Les ambitions personnelles des uns et des autres ont cédé la place à l’impératif  de l’unité et de la cohésion nationale. Chacun se voyait au palais de Carthage et chacun s’empressait de partage les dépouilles de l’ancien régime.

Plus d’une centaine de partis politiques ont vu le jour, ce qui est normale dans une période postrévolutionnaire, mais chacun s’autoproclame le sauveur de la nation en péril et le porteur d’une solution clé en main à tous les maux qui avaient affecté la Tunisie depuis des décennies.

L’égo surdimensionné et le narcissisme de nos élites ont donné naissance à un patchwork de micro-partis sans programme, sans vision et sans assise populaire pour porter un message crédible à un peuple dont les attentes étaient bien au-delà de ce que le pays pouvait offrir.

Le parti islamiste, bien structuré et hautement discipliné, et dont les militants n’ont pourtant fait que prendre le train de la révolution en marche, a tiré profit de cette situation pour rafler la mise. Aidé pour cela, il faut le rappeler, par la propagande de la chaîne de télévision Al-Jazira et surtout par le soutien financier considérable provenant du Qatar et d’Arabie saoudite.

Du jour au lendemain, les Tunisiens découvrent qu’ils sont divisés au moins en deux blocs; d’un côté les «mécréants», les «laïcards», les «mauvais musulmans», les «vendus à l’Occident», les «athées» et les «communistes»; de l’autres, les «bons musulmans», les «pieux» et les défenseurs d’une «véritable» identité arabo-musulmane.

Les petits arrangements avec un pays étranger

Cette stratégie a permis au parti Ennahdha de gagner les élections et d’occuper les postes clés du gouvernement provisoire. Ennahdha a exprimé sa reconnaissance à ses bienfaiteurs qataris en leur permettant de s’immiscer dans la formation du gouvernement provisoire et même d’avoir son mot à dire dans l’attribution de certains postes ministériels importants. Le sentiment national auquel les Tunisiens sont tant attachés cède la place à des petits arrangements avec un pays étranger qui promet monts et merveilles à ses serviteurs.

Salah Ben Youssef, le panarabiste.

La même stratégie de division est adoptée par Ennahdha pour consolider son emprise sur une partie de la population. Des prédicateurs moyenâgeux sont invités pour prêcher la bonne parole et exacerber le clivage entre les supporters d’Ennahdha et ses adversaires politiques. Après tout, pourquoi abandonner une stratégie qui a fait ses preuves et montré son efficacité. Sauf qu’Ennahdha se trouve désormais pris à son propre piège, et ce parti est à son tour débordé à sa droite par les Salafistes.

Au fil des jours, le clivage entre pseudo-défenseurs de l’islam et les autres s’intensifie et la tension s’exacerbe et se transforme en lutte violente qui frôle la guerre civile. L’absolutisme moral des Salafistes et leur volonté d’imposer l’idéologie wahhabite n’ont fait qu’empirer les choses.

Le plus grave dans cette situation est que le sentiment national s’effrite au profit d’une allégeance à des pays, des groupes et des idéologies étrangères à notre pays et à son histoire. Le drapeau tunisien symbole de l’unit nationale est retiré et piétiné au profit d’un drapeau devenu l’emblème de groupes comme Al d’Al-Qaïda dont les conséquences désastreuses sur le monde musulman n’est plus à démonter. La mobilisation  des Salafistes tunisiens, loin d’être menée pour un impératif d’intérêt national supérieur, est conduite sous les ordres d’un chef étranger au nom d’Ayman Al-Zawahiri qui s’emploie à téléguider ses adeptes pour imposer son idéologie obscurantiste au peuple tunisien. Une allégeance qui en dit long sur la propension de ces groupes à se mobiliser à la solde d’un groupe étranger au détriment de l’intérêt de leur propre pays.

Au niveau régional, le même phénomène se produit. Le sentiment tribal que la Tunisie a bon an mal an réussi à enterrer se trouve au cœur de lutte des groupes défendant leurs intérêts particuliers au détriment de l’intérêt national.

Les revendications des régions défavorisées sont certes légitimes, mais le plus inquiétant est qu’à l’intérieur de certaines de ces mêmes contrées, l’allégeance tribale et parfois même familiale (ârouche) l’emporte sur l’intérêt national à tous les niveaux.

Quand on voit les dégâts causés par le tribalisme en Libye et au Yémen, on ne peut que redouter le pire pour notre pays. Aucun pays n’a jamais réussi à construire un Etat démocratique et moderne avec des luttes tribales d’un autre âge.

Ennahdha doit faire des choix clairs et sans équivoque

Par ailleurs, le copinage et le népotisme du côté d’Ennahdha, et la guerre des chefs au sein des partis de l’opposition ne sont pas non plus sans conséquences sur l’émergence du sentiment individualiste qui prévaut dans une partie de la population tunisienne.

Le sentiment de fierté nationale qui a dominé au lendemain de la fuite de l’ex-dictateur cède la place à la corruption et au chacun pour soi. Alors que le reste de l’ancien régime est en embuscade et les nostalgiques de l’ex-dictateur appellent à l’intervention de l’armée, la majorité des Tunisiens sont dans le désarroi. Certains sont gagnés par le désespoir et le fatalisme, d’autres continuent de lutter avec acharnement, courage et abnégation pour faire triompher les valeurs de la révolution: liberté, dignité et démocratie.

Aujourd’hui, ce n’est un secret pour personne qu’Ennahdha est ses chefs sont tiraillés entre un courant «moderniste» qui veut jouer le jeu démocratique à l’instar des démocraties chrétiennes en Europe ou du parti Akp en Turquie, et une aile radicale tentée par une alliance avec les Salafistes pour imposer un régime théocratique. Il appartient aux dirigeants d’Ennahdha de faire un choix clair et sans équivoque entre les deux tendances. Si ce parti met l’intérêt supérieur du pays avant ses intérêts électoralistes en choisissant la voie de la démocratie au risque même de perdre les élections, qu’il le montre par les actes et non par les paroles, autrement dit, qu’il s’associe aux partis démocrates pour rédiger une constitution qui garantit les libertés individuelles et publiques, la liberté d’expression et de la presse, le pluralisme politique, la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice, etc. Et que ce parti mette en place tous les moyens nécessaires pour garantir des élections justes, démocratiques et transparentes.

La bannière noire des salafistes remplace du drapeau national.

Ennahdha a le choix entre risquer de perdre les élections et enter dans l’histoire par la grande porte ou chercher à s’accrocher au pouvoir par tous les moyens et provoquer une guerre civile qui ouvrira la voie à une intervention étrangère périlleuse. Dans ce cas, ce parti et ses dirigeants sombreront et entraineront tout le peuple tunisien dans leur chute.

* - Maître de conférences, Université de Poitiers, France.

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