Youssef Ben Ismaïl écrit – le militantisme des Tunisiens juifs durant la révolution n’est en aucun cas surprenant, il s’inscrit dans une continuité évidente qu’il est important de rappeler.


Trop souvent, au cours de la révolution que connaît en ce moment notre pays, nous avons entendu, au détour d’une conversation, dans un café de La Goulette ou sur Facebook, la phrase suivante: «Même les juifs tunisiens participent à la révolution!».
Cette assertion me frustre, elle m’exaspère et m’indigne. Je comprends bien que la volonté est bonne, que l’on veut illustrer comme cela la solidarité du peuple tunisien face à la dictature, mais je demeure révolté: pense-t-on vraiment en Tunisie que nos compatriotes de confession juive ont attendu la révolution pour se sentir Tunisiens et agir comme tels?

 

Le legs d’Adda, Naccache, Lellouche…
Cette aberration provient probablement du fait que, pour servir la dictature, le régime de Ben Ali a maintenu un voile opaque sur l’histoire tunisienne. De plus, l’engagement des Tunisiens juifs dans les luttes pour l’indépendance, puis pour la démocratie appartient davantage à une «contre-histoire» que les historiens n’ont que peu étudiée par peur des représailles féroces du système.
Aujourd’hui ce système est à terre et demeure le néant historique. C’est pourquoi il est nécessaire de conserver la mémoire de ceux qui, juifs, ont contribué à la lutte pour la démocratie et la liberté en Tunisie alors que d’autres se reposaient sur des lauriers mauves.
Pourquoi nos écoliers n’apprendraient pas, maintenant, que Ben Ali a quitté son trône, qui est Georges Adda, leader historique du Parti communiste tunisien (Pct) et fervent opposant à Bourguiba, ce qui lui a valu d’être emprisonné à plusieurs reprises? Pourquoi nos lycéens n’étudieraient pas le rôle de Simone Lellouche et de Gilbert Naccache au sein du Geast (ou ‘‘Perspectives’’) pendant les années 70, eux qui ont pourtant passé tant d’années à craindre et à subir la torture des caves du ministère de l’Intérieur sans jamais trahir l’idée qu’ils se faisaient de leur pays, la Tunisie?

Redéfinir les contours de la nation tunisienne
Au delà de la simple question de la remémoration historique, il s’agit d’une chance inouïe qui s’offre au peuple tunisien: celle de redéfinir les contours de la nation tunisienne. J’entends par cela, non pas la définition rigide que l’on trouverait dans le dictionnaire, mais celle de l’imaginaire collectif.
Grâce à la révolution nous avons peut-être la chance de redéfinir ce qu’est un Tunisien. De ce point de vue, il est primordial que nous ne fassions pas les mêmes erreurs que nos voisins français qui organisent un débat portant sur la compatibilité entre islam et république: un Tunisien se définit par ses actes, et non par sa religion.
Revenons à notre philosophe de café qui, dans une clémence naïve et non sans étonnement, accorde sa sympathie à ses compatriotes de confession juive: «Même les juifs ont agi pendant la révolution». J’en ai discuté avec Gilbert Jacob Lellouche, un Tunisien juif qui a vécu de l’intérieur cette révolution et qui monte aujourd’hui Dar Al Dhekra, une association qui vise à promouvoir et à redécouvrir la culture judéo-tunisienne. Il m’expliquait que chaque Tunisien doit cesser de se demander pourquoi cet autre Tunisien n’a pas le même prénom que lui.
S’il y a une idée qu’il faut donc impérativement retenir de tout cela c’est que le militantisme des Tunisiens juifs durant la révolution n’est en aucun cas surprenant, il s’inscrit dans une continuité évidente qu’il est important de rappeler. Les révolutionnaires tunisiens, nos héros anonymes, s’appellent Mohamed, Amine, Fatma, mais aussi Gilbert, Simone et Georges. Il faut en avoir conscience et en être fier.

Source: ''El Mouwaten''.