L’auteur propose ici une feuille de route économique pour la Tunisie post-Ben Ali qui réhabilite les activités productives, la gouvernance transparente et une  distribution plus équitables des fruits de la croissance. Par Walid Labidi


Dans cette Tunisie de l’après 14-Janvier, le débat sur la nouvelle forme que devrait prendre l’Etat est essentielle pour le futur de la nation, entre les partisans du régime parlementaire, en vogue ces derniers temps mais difficilement applicable dans les circonstances actuelles, et ceux du régime présidentiel, certes plus efficace mais dangereux pour un embryon de démocratie comme le nôtre, qui à tant souffert du despotisme et de la personnalisation de l’Etat.
La question de la laïcité de l’Etat suscite autant de remous au sein la société, laïques et conservateurs s’affrontent sur une problématique qui, à première vue, est sans issue, et est surtout très mal assimilée par les deux camps. D’autres questions sont, et seront soulevées également au fur et à mesure de l’avancement des travaux de la commission de Yadh Ben Achour et de l’assemblée constituante à élire.
Reste qu’entre-temps les problèmes socio-économiques persistent, et il faudra du temps pour les résoudre. Parmi ces problèmes, on notera la pauvreté grandissante, le déséquilibre entre les régions, le fort taux de chômage et surtout la diminution de la classe moyenne et la chute vertigineuse de son pouvoir d’achat pendant les dernières années de l’ancien régime.
Pour remédier à ces problèmes complexes, qui résultent en partie de la mauvaise gestion opérée par l’Etat tunisien pendant des années, mais aussi de la politique économique mondiale, basée sur un libéralisme ravageur et une mondialisation qui n’est en effet qu’un moyen parmi d’autres pour rétablir un nouveau colonialisme. Nous proposons ici quelques points importants que les partis politiques et le gouvernement devraient sérieusement considérer.

Se prémunir contre les excès du modèle néolibéral
1- Essayer de réduire au maximum l’effet de la mondialisation, en réduisant (à court terme) ou même en interdisant (à long terme) l’accès aux prêts internationaux émanant de la Banque mondiale ou du Fonds monétaire international (Fmi). Ce type d’organisme pousse en général vers la forme la plus extrême du libéralisme à l’Américaine et dont on observe les conséquences en Europe (surendettement en Grèce, en Espagne, Portugal, etc.) et même aux Etats-Unis (crise financière). Autant ces pays ont les moyens de résister à ce genre de fléaux du fait de leur avance technologique, de leur  accès facilité aux sources de financement ou de leur union (Union européenne), et donc de retarder à chaque fois l’échéance, autant les pays du tiers-monde comme le nôtre se sont retrouvés dans l’impasse face à cette situation; et les derniers événements survenus en Tunisie en sont la preuve (du moins au début). La révolution tunisienne est certes le résultat d’une dictature policière, d’une absence de libertés et d’une corruption généralisée mais c’est aussi un échec cuisant du modèle néolibéral imposé par le système et plus particulièrement les Etats-Unis.

S’affranchir de l’emprise économique européenne
2- Donner un aspect social prononcé à l’Etat tunisien, effectuer en quelque sorte un retour en arrière à contre-courant (par rapport au contexte mondial), en essayant en même temps de moderniser et de restructurer l’administration tunisienne (cette fois pour de bon ; et par un mécanisme de rajeunissement) et de trouver des moyens et des mécanismes efficaces pour lutter contre la corruption.
L’Europe est la premier partenaire économique de la Tunisie, et cela depuis l’indépendance et même avant. Le fait d’être à la merci d’un seul opérateur économique, qui de plus est un des plus importants, voir le plus important acteur mondial ne nous facilite pas la tâche. La diversification de nos ressources et de nos marchés est primordiale pour notre survie et notre indépendance. Il nous faudrait s’intéresser plus au marché local et donc maghrébin, ainsi qu’aux marchés des puissances émergentes. Notre collaboration économique avec l’Asie (Inde, Chine, Japon et Corée du Sud) à toujours été très restreinte, cela est principalement du à l’emprise européenne sur la rive sud de la méditerranée et notamment la France. L’Amérique du Sud, le Brésil par exemple, représente un partenaire en pleine croissance et qui n’a, ni un poids historique, ni économique ou militaire qui peut engendrer des craintes sur notre souveraineté et notre indépendance, peut être un partenaire très utile à la Tunisie pour la diversification de ses échanges, de même pour la Turquie qui est le seul pays à l’exception de la Chine à se narguer d’une croissance à deux chiffres.
S’affranchir de l’emprise économique européenne nécessite principalement une volonté politique réelle et courageuse.

Privilégier les investissements créateurs de valeurs et d’emplois
3- Assurer le financement des Pme et des projets individuels à travers une procédure transparente et une réelle volonté de préserver ce type d’investissements qui représente la base de notre économie, et le protéger ainsi, et en liaison avec le premier point, des effets ravageurs de la mondialisation et de l’ouverture totale des frontières. Les banques tunisiennes doivent changer totalement leur mode de fonctionnement par rapport à leur activité de pourvoyeur de fond. Pour créer un tissu économique solide, les efforts doivent être dirigés vers les investissements qui peuvent créer une richesse réelle (production et emploi), à l’image du secteur de l’industrie, l’agriculture et les services, aux dépends des secteurs purement spéculatifs comme l’immobilier. Pour cela les banques doivent faire preuve de plus de flexibilité et plus de prise de risque dans le sens positif de la «prise de risque». Mais, Malheureusement nos banques ne donnent pas pour le moment de signes positifs à ce propos.

Remettre en place l’ascenseur social
4- Redéfinir et redynamiser d’urgence la classe moyenne et la sauvegarder. Cette même classe moyenne, fierté de l’ère Bourguiba, a été totalement marginalisée et appauvrie durant la dernière décennie, et on a eu droit à une partie minoritaire de cette classe moyenne qui s’enrichissait à travers un processus plus ou moins libéral doublé d’une corruption généralisée, et le reste de cette classe qui n’arrivait plus à suivre entamait une lente descente aux enfers. Cela passe principalement par les points cités en haut, mais aussi par la remise en place d’un ascenseur social en panne depuis 23 ans, et qui a permis l’émergence de cette même classe.

5- Encourager le produit tunisien à travers le blocage et l’interdiction des importations étrangères excessives, qui tuent à petit feu le produit local avec tout ce que cela engendre comme pertes de richesses, d’emploi et de dépendance par rapport aux pays exportateurs. En termes d’avantages comparatifs, la Tunisie n’a pas les moyens de lutter face aux techniques utilisées par les acteurs économiques majeurs, et ne doit pas s’inscrire totalement dans le jeu économique mondial car cela sera probablement catastrophique à long terme pour notre économie. Dans ce cadre, on peut remarquer que même les mastodontes économiques (Union européenne, Etats-Unis) essayent tant bien que mal à résister à cette tendance de mondialisation effrénée par la restauration de barrières douanières (sur les biens et les flux monétaires) sous d’autres formes (établissement de lois et de normes très pointues pour remédier aux problèmes d’absence totale de barrières douanières, notamment des lois relatives à l’environnement).

Asseoir un système de gouvernance transparent
Tous ces paramètres doivent être pris en considération dans un futur proche, et dans une démarche progressive par le nouveau gouvernement issu des urnes, et qui doit en plus des points précédemment cités asseoir un système de gouvernance basé sur une transparence totale en ce qui concerne la prise de décision, une liberté d’expression qui reste la seule garantie pour la mise en application des principes de la révolution, et un mécanisme décentralisation bien étudié qui doit être enclenchée dans les plus brefs délais.
Cela permettra sûrement d’assurer un développement et une création de richesses sur les bases d’une économie solide et réelle, et d’éviter un nouveau mouvement de protestation à court, voir à moyen terme, qui peut avoir des conséquences désastreuses sur tout le pays. Si cette crise de confiance qu’éprouve le citoyen tunisien «défavorisé» se limite pour le moment à ces gouvernants, je redoute qu’elle ne se développe dans le futur en une crise envers l’Etat même.