Manifestation d'enfants à Tunis

Pour faire face au terrorisme et réussir sa transition démocratique, la Tunisie doit relever plusieurs défis : sécuritaire, politique, économique et, surtout, culturel.

Par Lotfi Maherzi

Après l'attaque terroriste du musée du Bardo, le 18 mars 2015, qui a rassemblé, le 29 mars, des dizaines de milliers de Tunisiens, dans une marche républicaine contre le terrorisme, l'heure est venue de tirer les leçons. Le terrorisme est devenu plus menaçant, opérationnel et conquérant. C'est un danger réel qui oblige à prendre en compte quatre impératifs d'action.

Couper les relais du terrorisme dans le pays

Le premier suppose une ferme volonté de l'ensemble des organes de décisions de l'Etat (judiciaire, administratif, sécuritaire et militaire) de lutter contre le terrorisme et ses relais dans le pays. Cela suppose un plan majeur pour assurer la sécurité des lieux et des personnes avec son lot d'équipements antiterroristes, de modernisation des forces de l'ordre, de cyber surveillance et de renseignement... Mais les bonnes résolutions ne suffiront pas. Les organes de l'Etat sont tellement gangrénés qu'il faudra bien davantage.

Le gouvernement doit être capable de rénover complétement les ministères, les forces de sécurité, l'administration et les gouvernorats noyautés par des personnes et des réseaux qui, durant trois ans (sous le règne de la «troïka», la coalition gouvernementale dominée par le parti islamiste Ennahdha, Ndlr) ont accordé le temps aux extrémistes religieux de devenir des terroristes et de faire mûrir leur projet nihiliste. Ce noyautage a permis aux apprentis jihadistes d'imposer leur loi et d'élargir leur base, au point où leurs militants ont fêté, aujourd'hui, publiquement, l'attaque criminelle contre le musée du Bardo.

Cette défaillance majeure oblige le gouvernement à rompre radicalement avec tous ceux qui, secrètement, dans les administrations, pourraient, directement ou indirectement, prêter main forte au terrorisme. Comme elle l'oblige à dénoncer toutes les intimidations, influences et pressions des pays «frères» ou «amis» ou des partis coalisés qui chercheraient à infléchir ou à empêcher cette rupture.

Sauver les jeunes de la dérive extrémiste religieuse

Le second impératif consiste à arracher les jeunes exclus, qui ont basculé dans le terrorisme le plus sanglant, aux griffes des gourous salafistes. Et c'est là que le gouvernement a un rôle crucial à jouer, en étant notamment à l'écoute des jeunes des classes populaires, les plus durement touchées par la crise économique et l'injustice sociale, et qui n'ont plus rien à perdre dans une société qui ne leur fait pas de place.

Plus de 3000 tunisiens sont aujourd'hui engagés dans le jihad, mais les centaines de milliers de jeunes qui vivent le chômage, le déclassement, l'exil et la frustration sociale constituent un vivier pour l'extrémisme religieux. Aussi l'une des urgences du gouvernement est-elle de tendre la main à ces jeunes démunis et désorientés afin de leur redonner confiance et les aider à comprendre qu'une vie réussie est possible hors de la haine.

Ce fort besoin de justice sociale, de solidarité et de partage devra être pris très au sérieux et intégré en priorité dans le projet politique du gouvernement. Sinon les conséquences pourraient être encore plus terribles dans le futur proche. Là, les bons esprits libéraux et autres riches puissants recyclés en politiques à Nidaa et Afek, qui hurlent depuis une année au danger salafiste tout en ignorant la fracture sociale et les injustices multiples, auront une bonne raison de s'alarmer.

Quand à Ennahdha, improbable allié de Nidaa et partie-prenante du gouvernement Essid, il ne peut être le porte-voix des opprimés, l'arme des faibles et des exclus, car ce parti prône dans le même temps un système économique néolibéral et réactionnaire caractérisé par la domination des riches sur les pauvres. Il ne peut prétendre à la posture du parti des travailleurs quand il prône une politique économique de bazar ouverte aux intérêts du capital financier mondial favorisant à terme la destruction de la production nationale au profit des marchés rentiers

Un vrai plan de reconquête de l'école

Le troisième impératif consiste à lancer un vrai plan de reconquête de l'école en se concentrant sur l'essentiel: la réforme de l'éducation et de la culture. Pour cela, il faut d'abord cesser de fermer les yeux sur ces établissements privés et même publics (jardins d'enfants et écoles coraniques) où l'enseignement de la raison et de l'esprit critique ne sont plus de mise, parce que la propagande religieuse et l'idéologie obscurantiste ont pris le pouvoir dans la tête des élèves en les empêchant de réfléchir. C'est «dans le vide de la pensée que s'inscrit le mal» écrivait le penseur allemand Hannah Arendt.

Aussi, est-il temps de tirer la sonnette d'alarme, de ne plus laisser l'école, les mosquées et les espaces publics à l'extrémisme. Le temps est venu de la tolérance zéro à l'égard de tous ceux qui prônent la haine et l'obscurantisme. Pour cela, l'Etat doit prendre sous son aile l'école publique et privée, pour la préserver de l'influence néfaste des dons saoudiens et qataris, dont l'objectif est de diffuser l'extrémisme religieux et d'embrigader les esprits.

Pour gagner la guerre contre le terrorisme, il faut également mener la bataille culturelle. Le déficit, dans ce domaine, a été amplifié, consciemment ou inconsciemment, par les gouvernements successifs. A l'évidence, la classe politique dans son ensemble n'a pas su créer et défendre une culture alternative pour sortir les enfants du cercle infernal de la manipulation religieuse et des idéologies morbides. Le ministère de l'Education a, sur ce point, une responsabilité particulière. Il doit tout faire, depuis la maternelle et jusqu'à l'âge adulte, pour enseigner l'ouverture sur le monde et la connaissance des arts qu'a découvert tardivement cheikh Mourou, le vice-président d'Ennahdha.

Mais encore davantage, tout doit être mobilisé pour transmettre le socle des valeurs universelles comme l'égalité, la liberté, le civisme, la tolérance, le droit et les devoirs des citoyens, le droit à la différence, les droits de l'homme et la supériorité de la vie sur la mort. Tous les Tunisiens: parents, instituteurs, professeurs, journalistes doivent œuvrer pour que ces valeurs communes contribuent au grand mouvement de sursaut républicain.

Une union nationale contre le terrorisme

Le quatrième impératif impose une extrême vigilance face à cette coalition aux accents d'union nationale et d'unité sacrée mais dont la viabilité fait déjà débat. Pourquoi? L'idée d'un gouvernement d'union nationale n'est pas condamnable en soi. Elle part du sentiment que tous les responsables politiques républicains devraient travailler ensemble pour l'intérêt de la nation et lutter contre le terrorisme.

Mais, dans la réalité, le chemin de cette union – et son lot de calculs – est sans issue, notamment parce qu'il rassemble deux idéologies antinomiques. D'un côté, le corps de pensée moderne, fondé sur le progrès, la culture et la liberté. De l'autre, le corps de pensée des Frères musulmans, qui repose, lui, sur le projet d'instaurer une république islamique où l'islam politique et la charia constitueraient la solution aux problèmes de la Tunisie.
Cette hybride coalition (entre Nidaa et Ennahdha, Ndlr) présente en fait des risques certains pour une efficacité assez faible.

Le premier risque est de brouiller le paysage en cédant à l'infantilisme politique et aux surenchères des fausses fraternités et des postures hypocrites, illustrées par les échanges d'amabilités, devant les caméras, entre Béji Caïd Essebsi et Ghanouchi.

Le second risque est de donner au parti islamiste un brevet de respectabilité alors que ce parti n'a jamais partagé, pendant qu'il était aux affaires, de décembre 2011 à janvier 2014, les valeurs communes aux partis de l'opposition républicaine. Durant ses trois années de règne, ce parti a prôné sournoisement un régime autoritaire qui a réduit la liberté, divisé les Tunisiens et diffusé la haine revancharde.

Le troisième risque est de permettre à Ennahdha de mettre dans le jeu politique cette nouvelle carte d'union nationale afin de bonifier sa présence au sein de la société et mieux négocier les espaces de pouvoir et noyer ainsi les déboires, dérives et crimes dont il porte la responsabilité politique.

Le dernier risque concerne la vulnérabilité de la dynamique instaurée par Nidaa. Ce parti est aujourd'hui bien loin de donner l'image du chevalier blanc, tant les Tunisiens, qui ont voté pour lui lors des dernières législatives et présidentielles, sont déçus par son rapprochement tardif avec Ennahdha. Il n'est pas certain que Nidaa parvienne à regagner les voix nombreuses de ces déçus, désespérées aussi bien par cette alliance contre-nature que par ses divisions, luttes intestines et combats de petits chefs.

Cela dit, et devant la gravité du moment, on peut admettre que l'unité nationale s'impose comme une solution fondée sur un programme de consensus a minima. Cela est possible à condition qu'Ennahdha réalise sa propre révolution en dépassant sa stratégie d'enfumage avec cet un art consommé de la ruse et du double langage, pour apporter une réponse claire aux ambiguïtés idéologiques sur lesquelles prospère son projet.

Elle doit prendre position très clairement sur les points qui ne sont pas compatibles avec une société musulmane moderne: accepter la séparation du spirituel et du temporel, renoncer à la charia, reconnaître qu'on ne doit obéir qu'aux seules lois de la république et respecter la liberté pour les femmes et les hommes de choisir leur vie et leurs opinions. Ce n'est qu'à cette condition que ce parti sera le bienvenu dans le cadre de cette union. Dès lors, les Tunisiens auront des intérêts politiques divergents certes, mais ils seront unis pour lancer un front de résistance aux forces de l'obscurantisme et dénoncer tous ceux qui développent la violence et qui rêvent de créer un 6e califat. Ce n'est qu'à ces conditions que l'union sacrée constituera une réelle chance pour la Tunisie.

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