Tunis Economic Forum

L'auteur revient dans cet article en deux parties sur les débats suscités par le ''Livre blanc'' et le 1er Tunis Economic Forum sur les réformes économiques en Tunisie.

Par Hédi Sraieb*

Hedi SraiebNous voudrions revenir sur un événement passé quelque peu inaperçu à la suite de la tragédie de l'attaque meurtrière du Bardo: un ''Livre blanc'' et le 1er Tunis Economic Forum, organisé le 12 mars 2015 par l'Institut arabe des chefs d'entreprise (IACE), sur le thème: «Mise en place des réformes: urgences et méthodes».

Un document présenté – à grands renforts médiatiques – à tout ce que la Tunisie compte de grands commis de l'Etat, de ministres, d'hommes d'affaires, de banquiers, et de représentants d'institutions internationales. Tous réunis pour la circonstance à l'occasion de cette nouvelle manifestation du monde des affaires. Un aéropage si impressionnant qui fera dire à un journaliste exclamatif: «Qui n'était pas au Forum de l'IACE?».

1er Tunis Economic Forum

Libéralisation et de la dérèglementation

Un ''Livre blanc'' donc introductif à des débats de 4 panels, rédigé par quatre universitaires sous la houlette du comité scientifique de l'IACE. Un document de 107 pages dont une petite vingtaine consacrée effectivement au pays proprement dit, sur le thème de l'économie politique des réformes. Que contient-il? Quelle conviction cherche-t-il à emporter? Puis quelles réactions a-t-il suscité lors débats? Nous procéderons donc en deux temps.

Observons tout d'abord que ce travail, qui se voudrait technique et neutre, laisse transparaitre une démarche partisane et doctrinale pour le moins douteuse. En effet, et sous couvert d'un «état de l'art» en matière de conduite des réformes, nos auteurs explorent des contextes disparates dont ils tentent de donner une portée plus générale.

Pour ce faire, l'approche va aller puiser sa légitimité académique et par là ses justifications théoriques dans l'école économique institutionnelle, un courant de la pensée néo-classique, néo-libérale.

Ahmed Bouzguenda Tunis Economic Forum

Ahmed Bouzguenda, président de l'IACE, ouvre le Tunis Economic Forum.

Nos quatre rédacteurs ne s'en cachent d'ailleurs pas. Ils soulignent leur filiation avec les pères de cette pensée née avec A. Pigou (théorie des rigidités), un peu éclipsée durant les «30 glorieuses» car dominées par la pensée keynésienne, mais ragaillardie depuis avec le succès grandissant, que l'on connait, des thèses de la libéralisation et de la dérèglementation. Une école de pensée, sous-courant du néolibéralisme qui va prendre le nom de «nouvelle économie institutionnelle».

Notons au passage que cette dernière a conquis avec la microéconomie marginaliste inopérante et les errements de la mathématisation de l'économie, l'essentiel du cursus d'enseignement des sciences économiques de nos universités!

Le propos de notre quatuor universitaire cite à profusion d'obscurs contributeurs de cette approche néo-libérale des institutions qui, au-delà de leur diversité, ont tous en commun une aversion extrême pour les écoles post-keynésienne et marxiste. Aversion serait sans doute un doux euphémisme. En clair un courant de pensée qui incarne la dérégulation triomphante !

Le document très docte n'hésite pas – à l'appui de ses justifications – à solliciter A. O. Krueger (directrice adjointe du FMI de 2002-2006), grande prêtresse du «consensus de Washington», D. Rodrik pour sa croisade pour le démantèlement de toutes barrières aux échanges, ou encore des scribes besogneux comme Acemoglü, Drazen, Brender, chantres du désengagement de l'Etat et apologistes la nouvelle économie politique des réformes... Titre comme par hasard retenu par l'IACE.

Slim Chaker Tunis Economic Forum

Slim Chaker, ministre des Finances.

Réformes libérales de réallocation des ressources

Au total, un propos qui s'appuie sur cette pensée anglo-saxonne redevenue dominante, farouchement dogmatique sous couvert de pragmatisme pour le meilleur... mais pour le pire aussi, au travers des niaiseries concupiscentes du «cercle des économistes» (Brender en fait partie) célébré par l'ex-président Ben Ali mais aussi de ses affidés d'aujourd'hui.

Du coup, un académisme devenu militant, qui sous couvert de scientificité universitaire monte à l'assaut de la sphère politique lui enjoignant de conduire ces réformes libérales de réallocation des ressources (peser sur le coût du travail), nœud gordien d'un autre processus de croissance à palier plus élevé (reprise puis accélération du cycle d'accumulation privative de richesses).

Le propos est bien évidemment de circonstance puisqu'il s'agit de passer du réformisme du consensus autoritaire à un réformisme de dialogue et de négociation. Une démarche politique désormais pleine d'embuches... faites de débats et d'échéances électorales.

Inutile ici de nous appesantir sur les réformes phares: fiscale et douanière, bancaire et financière, de la sécurité sociale et de la prévoyance, du code du travail... Tout cela est désormais sur la place publique.

Le rapport de notre quatuor s'attelle à répondre à des questions cruciales: Par où commencer? Comment vaincre les résistances? A quels moments faut-il entreprendre ces réformes compte tenu de l'usure du pouvoir? Faut-il procéder par blocs ou bien de manière distillée et graduelle?

Un travail qui ne manque pas d'intérêt, reconnaissons-le, qui alterne considérations stratégiques et approches tactiques, identifie risques et coûts!

Le propos s'attarde sur les causes d'échec ou d'inefficience: le volontarisme ou la tentation de passer en force négligeant les forces de résistance et d'immobilisme; la mise en œuvre des seules dimensions technique et administrative des réformes dont les stratégies de contournement annihilent les effets.

Les auteurs dégagent les ressorts ontologiques de la réussite de l'entreprise réformatrice: construire le bon rapport des forces et organiser le consentement actif... Une explicitation faite en creux, mettant le doigt sur les échecs retentissants des réformes impulsées sous l'égide du consensus de Washington et du mea-culpa des institutions financières: une conduite des réformes trop brutale, trop dogmatique !!!

De fil en aiguille, nos rédacteurs requis d'office repèrent, classent, structurent les conditions, les exigences et les modalités d'une réforme réussie... pour déboucher au final sur un mode d'emploi !

Excusez du peu! Un plaidoyer qui ne manque ni de lucidité ni perspicacité aux limites du cynisme. Mais une démonstration par trop laborieuse et poussive qui n'a pour seule preuve de ses dires que le trop fameux référentiel international. Un procédé dilatoire devenu systématique chez nos universitaires.

Amel Bouchamaoui au Tunis Economic Forum

Amel Bouchamaoui, présidente de l'Utica.

L'usage abusif des «Best Practices»

De quoi s'agit-il? De l'usage abusif et inconsidéré des «Best Practices», en français les bonnes pratiques censées représenter ce qu'il convient de faire! Ou bien encore un succédané ou variante de cette tentative de légitimation, l'approche par le «Benchmarking» sorte de batterie ou check-list d'éléments comparatifs étalonnés de manière plus que suspecte sur des critères faussement objectifs.

On baigne en réalité en pleine subjectivité et qui plus est... n'est pas exempte d'arrière-pensées. Illustration: la réforme au Chili est donnée en exemple et pour ainsi dire encensée et adulée, passant sous silence deux décennies de tyrannie sanglante et les frasques des Golden Boys. Nos auteurs multiplient les exemples de ces fameuses réussites (success stories) pour le moins équivoques et douteuses. Qu'à ne cela ne tienne... ils recourent de façon systématique à ces recettes paresseuses mais très à la mode (''Doing Business'' et autres classements superfétatoires), recettes à prétention démonstrative mais qui viennent buter sur des ambiguités sémantiques majeures et des biais systématiques. Un raisonnement donc qui s'appuie sur une logique d'inférence de parti-pris mais aussi et pour le moins amnésique. Pas un mot sur le triptyque de la révolution: ''Travail, Dignité, Liberté'', gommés, occultés.

Aussi, et à titre de conclusion provisoire, disons que nos rédacteurs ont eu beau vouloir redonner toute son importance au moment politique (plus qu'aux dimensions techniques) et singulièrement à celui de la tactique (innovation conceptuelle), on reste quelque peu circonspect quant à la portée de cette démarche en termes de practicalité si ce n'est sa dimension idéologique... le mieux encore est de restituer ce qui s'est dit durant les débats...

*Docteur d'Etat en économie du développement.

Lire demain la 2e partie : Tunis Economic Forum: Du réformisme autoritaire au réformisme de consensus (2/2)

 

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