Mohamed Talbi Banniere

Le professeur Mohamed Talbi a finalement réussi a subvertir la maladive course à l'audience et à faire voler en éclats le dispositif du spectacle télévisuel.

Par Slaheddine Dchicha*

«Celui qui parle ne sait pas, celui qui sait ne parle pas», disait Lao-Tseu.

La liberté d'expression est l'un des rares, voire le seul apport de la révolution du 14 janvier 2011 à être unanimement reconnu et salué comme un acquis précieux et incontestable.

Depuis, les débats se sont multipliés, se sont banalisés et se sont imposés, sous toutes les formes, à tous les médias: télévisions, journaux et périodiques papier; blogs, forums et journaux en ligne, etc...

Du débat démocratique en Tunisie

La levée de la chape de plomb qui était imposée par la dictature a ouvert les vannes à tout et à son contraire. Au meilleur comme au pire. Et les Tunisiens de découvrir, dans leurs rangs, des talents, des intelligences et des experts qu'ils n'avaient jamais soupçonnés.

Ils ont aussi découvert, parmi eux, le pire. L'ignorance crasse et l'obscurantisme; l'intolérance et la fermeture d'esprit... et le penchant à la régression et au fascisme... Rien que de l'humain, trop humain, surtout en cette période de transition et d'apprentissage du B.A.BA de la démocratie.

Mohamed Talbi Labess

Après des décennies de silence, de frustration, de retenue, les digues ont cédé et elles charrient depuis l'eau claire et le limon et la boue aussi, mais le temps fera son travail, il filtrera, il triera. Car tout s'éduque et se raffine à l'instar de l'œil, de l'oreille, du goût...

Le tout est d'être patient et de ne pas perdre espoir. Mais en attendant, tout Tunisien peut s'improviser analyste, stratège, savant, économiste, philosophe, homme politique, coach de football, fakih, théologien, expert... Bref, nous sommes onze millions d'omniscients.

Le savant et le sophiste

Il n'est donc pas surprenant d'assister parfois à des dérives ou d'être le témoin de scènes étranges et étonnantes comme ce fut le cas ce samedi 7 mars sur la chaîne Al-Hiwar Ettounsi.

Le retour sur cette émission à laquelle de nombreux articles ont déjà été consacrés ne se justifie que par le caractère symptomatique de ce moment de non-télévision, de non-spectacle et par la suite qu'elle a eu deux jours plus tard.

Sinon de prime abord, il n'y a rien d'exceptionnel. Un thème, un «marronnier» comme disent les journalistes: «l'alcool est-il licite ou illicite en islam?», thème qui se veut polémique mais en vérité banal dans la mesure où les positions des deux débatteurs sont connues de tous.

Outre l'animateur de l'émission, Elyes Gharbi et un modérateur, Mohammed Boughalleb, les deux invités: Mohamed Talbi, islamologue, ancien professeur, ancien doyen et auteur de plusieurs livres. Un vénérable vieillard, fragile à la voix fluette et à peine audible. Sa distraction, sa mise simple mais d'une élégance quelque peu surannée et ses yeux perpétuellement écarquillés sur un monde qu'il semble être le seul à voir lui donnent l'innocence d'un enfant et la maladresse malicieuse d'un clown.

A côté de lui, car les deux adversaires au lieu d'être en face-à-face sont épaule contre épaule, Hassen Ghodhbani, un avocat, probable ténor du barreau: mise traditionnelle et conformiste à l'image de son attitude par rapport au débat: une veste grise, un pull en v gris et un conventionnel foulard coloré devaient lui assurer l'élégance nécessaire et la télégénie obligatoire. Le verbe haut et suffisant et l'arrogance en bandoulière, il apparait à côté du fluet Professeur, comme un géant prêt à en découdre, comme un toréro décidé à faire couler le sang.

Le dispositif télévisuel est prêt, le pugilat, le cirque, le spectacle peut commencer...

Le degré zéro du spectacle

Sommé de s'expliquer, le Pr Talbi se met à parler et chacun pouvait le voir réfléchir, chacun avait le sentiment d'avoir le privilège d'assister à la naissance d'une pensée, et comme toute pensée naissante, elle était hésitante, mal assurée, balbutiante, elle essayait de frayer un chemin mais chaque fois elle fut arrêtée par son tonitruant contradicteur.

Habitué aux plaidoiries et aux débats, ce bateleur à la faconde digne d'un camelot ou d'un marchand de poissons s'empare chaque fois de la parole pour ne plus la lâcher que de courts instants, parfois encouragé en cela par les deux maitres de cérémonie dont l'un est guindé dans son rôle populiste et démagogique d'animateur et l'autre, étranglé par le conformisme de son nœud papillon conventionnel.

De guerre lasse, après plusieurs vaines tentatives d'exposer sa pensée, M. Talbi a décidé de se taire et de ne plus répondre à aucune question, malgré les appels et le harcèlement des deux animateurs. Il a résisté comme d'autres résistent en cessant de s'alimenter. Il s'est tu et s'est mis malicieusement à fixer du regard tantôt les spectateurs, tantôt son contradicteur. Et son silence a mis en exergue la fatuité de ce dernier et a amplifié la vacuité de son verbiage et l'inanité de ses sophismes.

Tout en improvisant une géniale mise en abyme qui aurait fait taire n'importe quelle personne consciente du ridicule de la situation et de la transformation du dialogue en un insolite monologue, proche du délire d'un illuminé, le vénérable professeur a subverti le spectacle, détraqué la machinerie et fait voler en éclats le dispositif du spectacle.

Mohamed Talbi Liman yajro Faqat Banniere

De la récupération

Malheureusement, deux jours plus tard, le vénérable et rebelle professeur dans une autre émission de la même chaine ''A qui ose seulement'' de Samir El-Wafi a accepté de jouer le jeu et s'est plié aux codes télévisuels comme par culpabilité ou remords.

En se soumettant en fin de compte aux règles du spectacle, il donne en quelque sorte raison à ses critiques et, ce faisant, il néglige les avertissements de Neil Postman et ceux de Pierre Bourdieu et surtout la prophétique formule de Marshall McLuhan: «The Medium is the message».

* Universitaire.

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