Palais du Gouvernement à la Kasbah Banniere

L'Etat pourra continuer à rémunérer les fonctionnaires d'ici la fin de l'année 2015, mais qui peut dire combien de temps va encore durer la crise économique actuelle?

Par Mohamed Rebai*

On voit de temps en temps dans les médias des déclarations dosées mais inquiétantes imputées au gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT), Chedly Ayari, au sujet des difficultés du trésor public à rémunérer les fonctionnaires. Le plus curieux c'est qu'on en parle depuis une année et la rupture n'est pas consommée. Et pourtant l'Etat continue à survivre péniblement. Jusqu'à quand?

Tout comme lui, on reste inquiet et angoissé à l'idée que le gouvernement sera dans l'impossibilité d'honorer ses engagements en matière de traitements et salaires des fonctionnaires. Sait-on ce que cela veut dire? Cela veut dire qu'il y aura nécessairement des coupes douloureuses dans les pensions et les salaires des fonctionnaires accompagnées d'une réduction du temps de travail. La production diminue, les prix montent en flèche, le pouvoir d'achat diminue considérablement et c'est la récession qui s'installe et le chômage qui s'aggrave. En résumé, c'est la faillite pure et simple de l'Etat qui ne peut plus rien réguler.

C'était le cas, notamment, de l'Espagne et du Portugal, il y a quelques années, et de la Grèce aujourd'hui. Mais ces pays n'ont pas eu à s'inquiéter outre mesure puisqu'ils bénéficient de la protection de l'Union européenne qui les inonde de dons, subventions et crédits sans compter.

La Tunisie n'est pas dans le même cas. Elle doit compter sur ses propres ressources pour s'en sortir, notamment à travers les recettes fiscales et les crédits locaux et étrangers, pour atteindre ses objectifs budgétaires.

Une pléthore de fonctionnaires

Les fonctionnaires dans l'administration tunisienne dépassent les besoins réels de l'économie. Cette armada de bureaucrates est souvent caractérisée par une faible productivité et une très mauvaise qualité des services rendus.

Une armée d'administrateurs mangeant leurs administrés.

Le nombre de fonctionnaires atteindra cette année en Tunisie, au bas mot, le chiffre de 600.000 personnes soit 5,45% de la population. En comparant, ces données avec celles des pays développés, telle que la Suède, dont le taux est de 2,7%, avec une tendance à la baisse, on est loin des normes internationales en vigueur.

Chez nous l'administration est considérée comme un fourre-tout. Rien que les quatre dernières années 35.000 personnes sans qualifications ont été injectées sur le marché du travail étatique («beylic») pour des considérations purement électorales.

Le vase est débordé depuis longtemps déjà et il va falloir le contenir pour limiter les effets pervers. On n'ira pas loin dans ce traquenard absurde.

En Allemagne, un point PIB est représenté par 2,1 fonctionnaires, en Tunisie il y a 13 fonctionnaires par point de PIB: 6 fois plus vous imaginez !

La masse salariale devient insupportable

Actuellement la masse salariale en Tunisie dans l'administration est au niveau 56% des recettes fiscales, sans toutefois dépasser le seuil tolérable et dangereux de 60%. Au Sénégal, par exemple, elle est au niveau de 30% des recettes fiscales.

Pour faire face aux augmentations salariales revendiquées à droite et à gauche, nous avons encore la possibilité de grignoter encore jusqu'à 4% des recettes fiscales. Et toujours dans ce cadre, dans le respect des normes pour procéder à une augmentation justifiée. Au-delà de 60% et sans reprise de la productivité, c'est le hara-kiri assuré.

En 2006, on ne comptait au Japon que 2,6 agents de l'administration pour 1000 habitants contre 4 aux États-Unis. En Tunisie ce ratio est de 56 pour 1000 habitants. Trop de cols blancs et gratte-papiers, de scribouillards, de chauffeurs sans permis , de petits employés subalternes, de gardiens («assas»), de chaouchs-rabatteurs profitant d'une administration trop formaliste qui a perdu le sens de service public pour tout monnayer à ciel ouvert.

Encore une fois au Japon, où l'emploi public est trop faible par rapport au privé, on a établi, .en 2006, un programme de concurrence entre le public et le privé qui devrait permettre de réduire davantage l'emploi public en sous-traitant certaines activités administratives par des entreprises privées.

En Tunisie c'est tout-à-fait le contraire qui se passe. Juste après la révolution, les sous-traitants privés sont passés du jour au lendemain au public suite aux pressions syndicales tournantes sur un gouvernement faible et qui ne sait plus à quel saint se vouer.

Partons d'un ratio de recettes fiscales estimées à 64% du budget de l'état (18/28 milliards de dinars= 64%). Les salaires des fonctionnaires sont évalués actuellement à 10.555 MD contre 6.785 MD en 2010. Déjà une augmentation de 56% en seulement 4 ans de révolution sans recensement des besoins, sans réformes, sans contrôle interne, sans formation, sans attributions claires et précises et sans instaurer de nouvelles règles de gestion des ressources humaines.

Ainsi la masse salariale dans l'administration a progressé beaucoup plus vite que le PIB. Inimaginable. Tant que des bourrins voteront pour des bourrins, on n'est pas prêt d'inverser la donne...

L'état continuera à rémunérer les fonctionnaires

Si on table sur 64% de fonds propres puisés sur les recettes fiscales (10.555 X 64% = 6.755 MD) pour honorer les traitements et salaires des fonctionnaires, il est impératif de passer par les crédits locaux et étrangers pour régler la différence soit (10.555 - 6755 = 3.800 MD). Nous n'avons pas le choix, c'est à prendre ou à laisser.

Par conséquent, il nous faut 3.800 MD pour financer le complément de charges à payer pour les fonctionnaires qui se roulent les pouces et travaillent 9mn par jour d'après une étude récente.

L'Assemblée des représentants du peuple (ARP) vient d'entériner le 6 mars 2015 un projet de loi portant sur un crédit de 300 millions d'euros accordé par l'Union européenne à la Tunisie soit 651 MD plus un emprunt obligataire de 1 milliard de dollars (1960 MD) obtenu par la Tunisie, sur le marché financier international, le 27 janvier dernier.

Supposé que l'ensemble des crédits obtenus récemment (651 MD + 1960 MD = 2 611 MD) vont être déviés de leur destination pour payer à temps les salaires des fonctionnaires évitant toute velléité de grogne populaire déjà exacerbée. Reste à chercher les 1.200 MD et on saura les trouver peut-être dans la baisse de la facture énergétique (chute du pétrole). De toutes les manières, les Tunisiens ne manquent pas d'imagination et de débrouillardise.

Je déduis qu'on pourra tenir le coup d'ici la fin de l'année en cours. L'Etat continuera à rémunérer les fonctionnaires. Mais personne ne peut anticiper combien de temps durera une situation précaire, quand une surprise viendra, ni pourquoi, n'importe où, n'importe quand? De plus il y a énormément de têtes brûlées qui nous attendent au tournant à l'intérieur comme à l'extérieur du pays.

Une réforme fiscale est plus que nécessaire

Ainsi, faute de sursaut national et un train de réformes urgentes et sérieuses, nous allons rester longtemps sur la corde raide. Des recettes fiscales supplémentaires équivalant à 5% du PIB sont requises pour atteindre cet objectif sans recourir aux crédits parcimonieux et coûteux. Mettre en œuvre des mesures de maitrise des dépenses publiques et faire des coupes dans les dépenses durant la phase initiale d'assainissement des finances publiques, voilà ce qu'il faut faire, mais la situation budgétaire préoccupante exige désormais une réforme fiscale complète.

Il est à rappeler que les dépenses (salaires, subventions, services de la dette) accaparent plus de 64% du budget de l'Etat. De quoi donner du fil à retordre au gouvernement Essid.

Curieusement, dans les pays où il y a moins de fonctionnaires et de paperasse les choses marchent mieux.

* Economiste.

Illustration: Palais du Gouvernement à la Kasbah.

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