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On peut être pessimiste pour la Tunisie. Parce qu'au-delà de l'incompétence de ses dirigeants, c'est son peuple qui semble incapable de prendre son destin en main.

Par Anis Wahabi*

Quatre ans après le «printemps», la Tunisie a réussi à se distinguer de tous les «suiveurs» et réaliser des avancées inéluctables dans ce que les institutions internationales nous ont appris à appeler «transition démocratique».

La Tunisie s'est dotée d'une constitution de «concorde national», annonçant l'avènement de la «deuxième république». Deux élections en trois tours ont été organisées dans le calme, une Assemblée des représentants du peuple (ARP) est installée au Bardo, un Président est investi à Carthage et un Chef de gouvernement a constitué son équipe en adoptant la tactique de «prêcher le faut pour avoir le vrai».

Entre-temps, le peuple tunisien vaque à ses occupations, dans la difficulté et la crainte de l'avenir.

Le miracle tunisien n'en peut plus 

Trois mois après avoir bleui son index gauche pour la troisième fois consécutive, le peuple attend toujours les fruits de sa patience. Après le départ de Ben Ali par je ne sais quel miracle, on a réussi, par je ne sais quel autre miracle, à le convaincre que le salut serait dans la rédaction d'une nouvelle constitution, mais alors là, une «vraie» constitution, rédigée à partir d'une feuille blanche. De quoi donner du travail et beaucoup de pognon à des constituants que les Tunisiens ont fini par détester cordialement.

Croyant vivement aux vertus attendues de la nouvelle constitution, qui va apporter progrès, prospérité, richesse et emploi pour tous, le peuple tunisien a arrêté de travailler : 11 millions d'«aspirants à la citoyenneté» se sont converti en «juristes constitutionnalistes» et en «analystes politiques».

Croyant au «miracle tunisien» qui est, soit dit en passant, une invention de «l'ère nouvelle de Ben Ali», le peuple tunisien a cru pouvoir décrocher la coupe d'Afrique des nations de football (CAN2015) en Guinée Equatoriale et la coupe du monde de handball au Qatar, avec deux équipes médiocres et sans aucune stratégie sportive.

Croyant au miracle, on arrête de travailler; on bloque la production de phosphate; on fait des grèves sauvages pour une prime d'«improductivité»; on charge l'administration du double de sa capacité d'emploi et on attend le décollage économique avec impatience.

Dans le pays des miracles, aucune action sérieuse d'amélioration du secteur touristique n'a été entreprise depuis des années; la situation des hôtels se dégrade à un rythme soutenue; le niveau du service n'y a jamais été aussi bas; les attractions touristiques ne sont pas mises en valeur, mais on se demande pourquoi on vend la nuitée d'hôtel à un prix aussi bas et pourquoi on perd notre place sur les marchés traditionnels, allemand et français.

Dans le pays des merveilles, le dinar perd 40% de sa valeur en 4 ans, mais on continue à importer de tout et de rien. Tant pis si la balance commerciale enregistre 13 milliard de dinars de déficit, Sidi Mehrez est là pour tout régler.

La dette nationale, qui a sauté de 42% à 53% du PIB en 4 ans, sera certainement réglée, soit par les générations futures à travers des ré-échelonnements maquillés, ou par le Qatar et les Emirats arabes unis, qui seront poussés par la solidarités arabe à acquérir tout ce qui a de la valeur (on peut toujours l'espérer !).

A ce rythme-là, il est probable que les mosaïques du musée de Bardo seront bientôt exposées à Dubaï et que le Panthéon de Sbeïtla livré à Doha. Il est probable aussi que nous lourons une partie du désert et délivrerons des permis d'exploration du gaz de schiste au premier prétendant.

Perspective négative, dites-vous?

Oui, le pire cauchemar peut s'avérer une douce réalité dans un pays où l'on s'endette de 7 milliards de dinars pour n'investir 4 milliards seulement, le reste devant servir à couvrir les dépenses courantes, pour ne pas dire à payer les intérêts des anciennes dettes.

Chut, il ne faut pas révéler ces secrets d'Etat pendant que notre économiste en chef et ministre des Finances négocie avec Fitch la possibilité de garder la note "BB-", en ramenant avec lui l'économiste chevronné et gouverneur de la Banque centrale pour essayer de faire tomber la mention «perspective négative».

Oui il y a «perspective négative» quand l'héritier de Hedi Nouira se réjouit d'un crédit contracté en dollars et au taux de 5,75%, soit plus que le double du taux de croissance du pays et le double du plus haut taux contracté les 10 dernières années.

Il y a perspective négative quand les circuits de privilège et de favoritisme économique continuent à fonctionner, plus efficacement qu'au temps des Trabelsi. Quand les mécanismes de conciliation et de vérité se transforment en mécanismes d'opportunisme et quand les instances chargées de l'intégrité et de la bonne gouvernance se mettent hors circuit.

Il y a «perspective négative» quand on passe quatre mois dans le flou en attendant la formation du gouvernement alors que les résultats des élections sont claires.

Oui, il y a «perspective négative» lorsque le pays continue à fonctionner sans plan et que le parti vainqueur des élections ne semble pas avoir de stratégie pour le sauvetage du pays.

Je suis pessimiste pour mon pays. Plus pessimiste qu'au 24 octobre 2011, qu'au 7 février 2012 et qu'au 26 juillet 2013. Parce qu'au-delà de l'incompétence de nos politiques, c'est le peuple tunisien dans son ensemble qui semble incapable de prendre son destin en main.

Voyons alors la réalité en face: dans toutes les transitions démocratiques, il a fallu au moins 10 ans pour sortir de la zone rouge. Le Portugal a été sauvé par son adhésion à l'Union européenne, la Roumanie a pris plus de temps.

Je cite ces deux pays parce que leur processus est étrangement semblable à celui de la Tunisie actuellement. Il faut donc tirer les enseignements nécessaires pour l'avenir.

Dans les années à venir, le dinar continuera à dégringoler, à cause de la faiblesse des fondamentaux de l'économie et pour assurer l'équilibre de la balance commerciale.

Désolé Hamma Hammami, le prix du poivron ne va pas baisser, l'inflation va continuer à ronger l'économie et ne baissera pas au-dessous du seuil de 5%. Le prix de l'immobilier continuera d'augmenter malgré l'abondance de l'offre.

La pression fiscale, qui avoisine les 23%, ne baissera pas. On assistera, toutefois, à la naissance de nouveaux impôts tels que celui sur la fortune. De nouvelles impositions toucheront les transactions immobilières et les successions.

Le pouvoir d'achat continuera de s'affaiblir, alors que les nouveaux riches, ceux qui profitent de la crise et ceux qui préservent d'anciens privilèges, vont voir leurs fortunes grossir sensiblement. Il n'y aura plus de classe moyenne, ou presque. Les conflits sociaux vont s'accentuer, sans arriver à l'état de révolte, par lassitude révolutionnaire, mais avec une malheureuse augmentation du taux de criminalité, à cause de l'absence d'un dispositif sécuritaire approprié et d'un faux sentiment d'impunité.

Les PME tunisiennes vont souffrir du manque de financement, les grandes entreprises vont voir leurs bénéfices se réduire et les banques publiques vont continuer à afficher des pertes pour quelques années encore.

Fort probablement, une vague de privatisation va se propager pendant quelques années. Elle touchera partiellement les secteurs «vitaux» dont l'agriculture.

Ni la Suisse ni aucun autre pays nous rendra un sou revenant à l'ancienne dynastie régnante et les biens confisqués qu'on n'a pas su valoriser seront dilapidés.

Last but not least, le mal essentiel qui était à l'origine de toute la tourmente, à savoir le chômage, ne sera pas résolu. Il continuera de peser sur l'économie et les légères améliorations seront apportées plutôt par l'économie informelle qui gardera sa part du lion dans l'économie.

Ce ne sont pas des prophéties, je n'ai pas la prétention d'en faire, mais seulement une application directe de la loi de naturelle selon laquelle «les mêmes causes produisent les mêmes effets». Il incombe aux décideurs d'en tirer les leçons.

Dans ce registre, je ne suis pas du tout optimiste mais j'espère, du fond de cœur, que je me trompe.

* Expert comptable.

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