L’ancien responsable des services de renseignement a eu le malheur de croiser Ben Ali au ministère de l’Intérieur. N’ayant pas montré du zèle à servir les desseins du futur président. Il en payera chèrement le prix. Par
Ridha Kéfi


En cette année 1990, Ben Ali a fait accuser son ex-secrétaire d’Etat d’avoir trempé dans l’assassinat du leader palestinien Khalil Al-Wazir (dit Abou Jihad), le 16 avril 1988. L’homme est arrêté le jour même de son anniversaire et mis en prison. Les médias sont utilisés pour faire accréditer l’accusation à travers des articles pour le moins expéditifs, visiblement soufflés par les services et, pour cette même raison, non signés.

‘‘Réalités’’ mène l’«enquête»
C’est ainsi que ‘‘Réalités’’ (n° 215, du 7 septembre 1990), annonce: «Mohamed Ali Ganzoui hérite des attributions de M. Mohamed Ali Mahjoubi [surnom de Chedly Hammi]». La mise à mort a commencé et la meute est disposée en ordre de bataille.
Quelques semaines plus tard, le même magazine (‘‘Réalités’’, n° 216, 28 septembre 1990) rapporte du nouveau, puisé à une source limpide. «Démis de ses fonctions à la suite de la tuerie entre [des factions] palestiniennes qui a eu lieu à El Menzah VI, l’arrestation de M. Chedly Hammi pourrait connaître des rebondissements suite à son intelligence avec des puissances étrangères.» Pour enfoncer le clou, le magazine ajoute: «Jamais, depuis l’indépendance, un responsable politique d’un si haut niveau n’a servi comme ‘‘informateur’’ d’un gouvernement étranger» (sic!). Le journal, pressé de dresser des potences, ajoute des détails aussi graves que scabreux sans prendre le soin de les vérifier: l’accusé aurait fait la connaissance d’une certaine Raoudha alias Leïla. Cette femme possède une maison à la Soukra et un salon de coiffure dans un grand hôtel de la capitale, «qui lui sert probablement de couverture pour s’adonner à la collecte des informations et à leur vente à une puissance étrangère», écrit le journal. «Certains prétendent qu’elle est en relation avec le Mossad. L’enquête fournira à ce sujet les informations vraies», souligne le journal. ‘‘Réalités’’ ajoute, avec la même veine accusatrice, mais toujours dans l’imprécision caractéristique de la désinformation: «C’est en 1984 que Raoudha a fait la connaissance de Chedly Hammi et c’est à partir de ce moment qu’un trafic d’influence a vu le jour. L’enquête s’oriente vers une probable filière israélienne d’autant plus que des faits troublants ont eu lieu lors de l’assassinat d’Abou Jihad dont la maison était située à quelques mètres de celle de Chedly Hammi. Le soir de l’assassinat du leader palestinien, il n’y avait pas de véhicule de police qui ne quittait jamais les lieux. On avait donné l’ordre à ces policiers de participer à une rafle dans le village de Sidi Bou Saïd. Qui avait programmé et donné l’ordre de cette rafle afin de laisser la maison d’Abou Jihad sans surveillance? D’autres bruits laissent entendre que des besoins d’argent auraient incité M. Mohamed Ali Mahjoubi à collaborer avec une autre puissance et qu’il aurait un compte bancaire en Europe. Aux dernières nouvelles, Raoudha [alias Leïla Laâbidi] aurait avoué être en cheville avec le Mossad, le service secret israélien, alors que l’interrogatoire de l’ex-secrétaire d’Etat se poursuit» (fin de l’extrait).

L’ignoble traître devenu soudain un irréprochable patriote
Le 5 octobre, le même magazine (n°217) fait marche-arrière: «Le démenti opposé par les autorités officielles au sujet de la connivence entre M. Mohamed Larbi Mahjoubi (Chedly Hammi) et les services israéliens de renseignements a atténué la tension que cette affaire a suscité auprès de l’opinion publique», lit-on dans une note non signé. Le journaliste, opportunément anonyme, ajoute: «M. Mahjoubi, dont les amis et les collègues louent l’irréprochable patriotisme – ces prescriptions que nous retenons contre lui ne touchent pas à cet aspect de sa personnalité, mais ont trait à sa gestion –, est actuellement détenu à la prison civile de Tunis». Si ce n’est pas ses liens avec le Mossad, que reproche-t-on donc à Chedly Hammi, devenu soudain un «irréprochable patriote»?
Deux semaines plus tard, le même magazine (‘‘Réalités’’ n° 217, du 11 octobre 1990) change complètement de cap. Citant «une source autorisée au ministère de l’Intérieur», il ne se gêne pas de démentir «l’existence d’une quelconque ‘‘filière israélienne’’ ou implication dans l’assassinat d’Abou Jihad, à la base de l’ouverture de l’enquête judiciaire relative à l’ex-secrétaire d’Etat à la Sûreté nationale, M. Mohamed Ali Mahjoubi». Le magazine ne s’encombre pas d’expliquer d’où (et de qui?) il tient ces informations ultras confidentielles et, surtout, ultra-fausses qu’il avait publiées une semaine auparavant. Mais passons…   
Cette question, ‘‘Réalités’’ (n°221, 19 octobre 1990) ne la pose même pas en annonçant le procès et la condamnation de Hammi, «jugé le 13 octobre par le Tribunal militaire et condamné à 4 ans de prison», écrit le journaliste, toujours anonyme. Qui ajoute: «L’autre accusée, la citoyenne libyenne du nom de Leïla, a été elle aussi condamnée à la même peine.»
Mme Khadija Hammi qui avait intenté un procès contre ‘‘Réalités’’, a réussi à faire condamner le bimensuel par un tribunal à une amende de 500 dinars. «L’histoire était montée de toutes pièces. La prénommée Raoudha El Mejri alias Leïla était de mère tunisienne et de père libyen», raconte Khadija. Qui ajoute: «La jeune femme, qui avait eu deux enfants d’un cousin de Kadhafi, Mohamed Kadhef Eddam, était un agent des services tunisiens. Elle a rendu de nombreux services à la Tunisie, en aidant notamment à la découverte de caches d’armes à l’intérieur de l’ambassade de Libye en Tunisie. Et c’est à Chedly Hammi, son officier traitant, qu’elle livrait ses informations. Au lieu de la remercier pour les services qu’elle a rendus à la Tunisie, les sbires de Ben Ali l’ont torturée et condamnée, ainsi que mon mari à quatre ans de prison.»
Le successeur de Hammi, Mohamed Ali Ganzoui, va faire le siège des services français. Il lui faut à tout prix que ces derniers lui fabriquent des preuves de la coopération de son prédécesseur avec Israël. Dans ses fameux carnets, le général Philippe Rondot, conseiller spécial des ministres de la Défense successifs figurent effectivement à cette époque des rendez-vous avec Ganzoui. «Je ne peux rien faire pour lui, confiait Rondot à l’un de ses contacts tunisiens. Cette histoire d’espionnage pour les Israéliens est totalement infondée.»
Deux ans plus tard, Chedly Hammi sort de prison. Ben Ali le fait venir au Palais de Carthage. «Je suis désolé, lui dit-il, on m’avait induit en erreur.»
Il dira exactement la même chose au soir du 13 janvier 2011. Cette fois, les carottes étaient cuites. Il s’enfuira le lendemain en Arabie saoudite. Chedly Hammi, décédé un an auparavant, n’a malheureusement pas vécu assez longtemps pour assister à la chute du dictateur.

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Comment Ben Ali a détruit Hammi, son ancien chef des renseignements(1/2)