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La révélation impromptue de l'existence de nombreux cas de filles enceintes de leur père doit inciter l'Etat, la société civile et toute la société à lever le voile sur ces drames pour que les victimes soient libérées du fardeau de la culpabilité et les criminels démasqués et punis.

Par Jamila Ben Mustapha*

 Dans le but de montrer qu'il évite les sujets chocs, ne veut pas exploiter, dans un but commercial, les malheurs des citoyens et possède des préoccupations d'ordre déontologique, l'animateur de l'émission de téléréalité la plus populaire, en Tunisie ''Ândi manqollek'', Âlaa Chebbi, a révélé au journal Kapitalis qu'il avait été contacté par 11 filles enceintes de leur père qui voulaient parler publiquement de leur drame, mais qu'il avait refusé: «Ce sont des sujets tabous et qui choquent. Nous préférons ne pas les traiter, tellement ils sont sensibles», a-t-il dit.

Silence complice de la société et impunité pour les agresseurs

C'est, donc, dans ce contexte, qu'il a donné cette information énorme, explosive. Et la fenêtre qu'il a ouverte sur cette réalité terrible, il a vite fait de la refermer.

Or, le problème, pour nous tous, est le suivant, après le dévoilement brutal de ces déviances souterraines et tragiques, au plus haut point: pouvons-nous faire comme si nous n'avions rien entendu, qu'il s'agissait d'un drame, parmi d'autres?

Notre société qui se veut traditionaliste et exigeante, sur le plan moral, serait-elle, justement, celle qui tiendrait le plus, à méconnaître et couvrir, par peur du scandale, les actes les plus immoraux qui s'accomplissent en son sein? Devons-nous comprendre, par là, qu'il y a deux sortes de drames: ceux dont on peut parler, et d'autres, maudits, qui réalisent le paradoxe de causer les dégâts humains les plus destructeurs, tout en assurant, la plupart du temps, l'impunité, aux criminels qui les commettent?

Nous aurions pu espérer assister, à la suite de ces révélations, à un grand branle-bas de combat, dans notre pays, à une mobilisation générale des institutions de l'Etat, comme de la société civile, pour qu'elles fassent, immédiatement, de ces cas, une cause nationale, et aillent, vite, porter secours aux victimes. À notre connaissance, aucune réaction visible n'a été constatée.

Or, une société qui accepte, sans rien faire, que de telles transgressions aient lieu, dans ses tréfonds, devient criminelle, à son tour, pour cause de passivité, de complicité, et, nous sommes tous, concernés. Les deux ministères de la Femme, puis, de la Justice, ainsi que les diverses associations féminines devraient réagir, immédiatement, pour prendre en charge ces 11 cas d'inceste – partie, pourtant, seulement, visible de l'iceberg –.

Et ne dites, surtout, pas que la société a assez de problèmes, comme cela, pour devoir s'y intéresser! Car ce qui est en cause, ce ne sont pas des dégâts d'ordre économique, par exemple, ce sont des dégâts d'ordre humain, pires que la torture – à moins d'être considérés comme sa forme la plus terrible: le sentiment de vivre la plus grande des transgressions –, pires, même, que le viol.

La loi des violeurs détruit les violées

Rappelons-nous, à ce propos, le cas de la jeune fille violée par deux policiers. Avant le drame, elle avait tout pour avoir une vie réussie : une famille sans problèmes, un travail, un fiancé. Le drame d'un soir se produit, et tout bascule. Malgré la grande solidarité qui lui a été manifestée, parallèlement, certes, au scandaleux procès qu'elle a subi pour «attentat à la pudeur», avant même, ses violeurs – dont le procès traîne – et qui réside dans le fait que la victime, loin d'avoir été reconnue comme telle, a été considérée comme coupable, voilà que sa vie est bouleversée de fond en comble.

Elle s'installe en France et, affirme, dans un journal, sous couvert d'anonymat, qu'elle et sa famille sont détruites, qu'elle n'a plus envie de se marier, d'avoir des enfants, que la seule chose qui la libérerait, un peu, ce serait de voir ses violeurs condamnés par la justice, et que si cela n'avait pas lieu, elle était prête à les tuer!

Qu'en est-il, maintenant, des drames dévoilés par l'animateur d'Ettounsia TV? Il s'agit de victimes qui l'ont, elles-mêmes, contacté et qui étaient prêtes à en parler. Imaginons l'épreuve terrible à laquelle elles allaient se soumettre: il est, déjà, difficile d'en parler à un juge. Comment le faire, à l'antenne, devant des millions de téléspectateurs, sans ajouter un traumatisme à un autre?

Et puisqu'elles ont fait le pas salvateur de vouloir dénoncer le criminel, si familier, pourquoi ne pas aller s'adresser à la justice, démarche plus discrète et plus efficace, puisqu'elle va conduire une probable sanction ?

La transgression, dans ces cas, est maximale car il s'agit, non de viol, mais d'inceste, non d'un acte violent perpétré, une seule fois, mais, pendant des années, par la personne qui est censée, le plus, les défendre, sur des petites filles persuadées, par leurs bourreaux, que si elles en parlaient, le ciel s'écroulerait sur leur tête.

Quid des enfants nés de rapports incestueux ?

Pire, encore, ces victimes sont enceintes. Quel va être le statut de ces enfants qui vont bouleverser le système, si bien rangé, de la parenté, eux dont le drame est d'avoir, sans y être pour rien, un père qui est, en même temps, un grand-père, une mère qui est, en même temps, une sœur et des oncles et des tantes qui sont, en même temps, des frères et sœurs ?

Si justice n'est pas faite, que ces affaires sont étouffées, puis, qu'un suivi psychologique n'est pas assuré aux victimes, imaginons, un moment, la vie de ces jeunes mortes-vivantes, détruites, de l'intérieur et, ne nous étonnons pas qu'elles sombrent dans la dépression permanente, ou qu'elles soient tentées par le suicide.

Il est temps que des mesures soient prises, non seulement, pour punir ces pères indignes, mais pour penser à une politique de prévention possible, de protection plus efficace des enfants. Car, si notre solidarité ne se manifeste pas, à cette occasion, ce qui est en jeu, devant l'extrême gravité des crimes commis, c'est notre qualité, même, d'êtres humains : méritons-nous d'être désignés, de la sorte, si nous nous bouchons les oreilles, une fois ces horribles faits appris, et retournons à notre vie quotidienne, comme si de rien n'était?

* Universitaire.

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