Débat, sur le site d’Al-Jazira, entre le président d’Ennahdha et le président de la république sur les droits et les libertés dans l’Etat islamique. Plus de convergences que de divergences.

Par Karim Ben Slimane


 

 

Le leader du parti Ennahdha, Rached Ghannouchi, vient d’offrir la nouvelle édition de son livre ‘‘Les libertés générales dans l’Etat islamique’’ paru chez Dar Achourouq au président de la république qui n’a pas manqué de publier aussitôt un billet sur le site web d’Al Jazira (daté du 10/04/2012) dans lequel il esquisse les grands traits de ses convergences et de ses divergences avec l’auteur du livre.

Le premier président tunisien intellectuel

Avant d’entrer dans le détail de la teneur des propos dans le commentaire du président, il convient de saluer cet exercice peu commun dans notre pays. M. Marzouki de l’avis de tout le monde est un intellectuel et un homme d’esprit qui manie avec faconde aussi bien la langue de Molière que la langue arabe.

Pour la première fois de l’Histoire de la Tunisie nous avons un président qui prend la posture d’un intellectuel. Du temps de la monarchie Husseinite et la dynastie beylicale, les beys étaient souvent des ignares analphabètes obnubilés par les plaisirs de la vie plus que tourmentés par les soucis du peuple.

L’historien Hedi Timoumi nous dépeint ainsi le portrait de Sadok Bey, un personnage grossier, analphabète, concupiscent et inverti. Bourguiba était quant à lui un homme cultivé, à l’intelligence machiavélique qui a su traduire sa pensée en actions. Il aimait louvoyer et entretenait un mystère sur le fond de ses pensées.

Le legs intellectuel de Bourguiba a été, force est de le constater, indigent. Mise à part son opus ‘‘Ma vie, mes idées et mon combat’’ pour lequel on soupçonne le recours à un scribe, Bourguiba n’a rien laissé qui puisse s’inscrire dans le patrimoine de la pensée universelle.

Je ne m’attarderai pas sur la parenthèse Ben Ali, tellement le sordide et la médiocrité qui ont régné à Carthage coupent court à toute interrogation sur un quelconque legs intellectuel du président fuyard.

M. Marzouki est donc le premier président de la Tunisie libre et aussi le premier président tunisien intellectuel.

Revenons donc à cet échange entre les deux hommes digne des échanges épistolaires d’antan entre les rois et les penseurs.

Une alliance politique vacillante

Dans son billet, le président a tenté de se positionner intellectuellement par rapport au leader islamiste en soulignant les convergences et en mettant l’accent sur les divergences.

Les deux hommes sont des frères d’armes qui descendent du même milieu social plutôt modeste, conservateur et acquis aux thèses des yousséfistes. Tous les deux ont un contentieux avec Bourguiba. Si le président Marzouki semble être apaisé et réconcilié avec Bourguiba, Ghannouchi est encore tourmenté et rancunier. L’exil et les années passées au maquis du combat contre la dictature de Ben Ali les ont unis. Aujourd’hui, l’heure est au calcul politique: les deux hommes se tiennent par la barbichette dans une coalition politique vacillante.

On se rappelle tous de l’accueil réservé à M. Marzouki à son retour au pays après la chute de Ben Ali. Sa réputation de laïque lui a valu le label, peu glorieux par les temps qui courent, d’athée et d’ennemi de l’islam. Il s’est vite réfugié chez ses amis d’Ennahdha qui en l’adoubant ont fait de lui un islamo-compatible et lui ont redonné sa virginité politique.

Dans son billet publié sur le site d’Al-Jazira, le président assume désormais son islamo-compatibilité et il l’étaye en trois points essentiels. L’islam peut accueillir et est capable d’intégrer tous les progrès enregistrés par l’humanité dans le registre des droits de l’Homme et des libertés. Le président et le cheikh s’accordent à dire que le principe dans l’islam est la convergence avec les progrès des droits de l’Homme et des libertés alors que les divergences ne sont que des exceptions.

La conviction de Ghannouchi que la puissance des civilisations se mesure à l’aune de leur créativité, de la vivacité des débats qui les animent et des espaces de liberté intellectuelle qu’elles aménagent pour leurs citoyens trouve aussi un écho très favorable chez Marzouki.

Enfin, les deux hommes s’insurgent contre les penseurs musulmans qui sont soit trop fascinés par leurs cultures d’emprunts ou trop mou dans la critique de leur héritage.

Les désaccords avec le cheikh et le président

Il y a beaucoup de bon sens dans les accords du président avec le cheikh, mais quid des désaccords? Dans le billet du président on ne doit pas lésiner sur les efforts afin de décrypter le message politique en filigrane.

Quand le président étaye ses désaccords avec le cheikh on sent un changement dans le style et dans la méthode. L’argumentaire est acéré mais le verbe est moins sûr usant et abusant des circonvolutions et des ellipses. Ainsi, la plume déchaînée mais contenue de Marzouki s’attaque à trois pommes de discorde avec le cheikh: la laïcité, le matérialisme de l’Occident et la précellence et la supériorité de l’islam en matière des droits de l’Homme.

Dans son livre le cheikh ne ménage pas les laïques dont il dénonce l’égarement et la déroute. Il considère aussi que les thèses des laïques ne sont que des allégations sans fondement qui ne résistent pas à l’argumentaire rationnel et rigoureux des islamistes.

Marzouki, piqué au vif, prend la défense des laïques. Il balaye d’une main la distinction qu’il juge stérile entre laïques et islamistes et il préfère orienter le débat sur la nature du pouvoir et sa légitimité qui peuvent être civiles ou religieuses. Il y aurait donc ceux qui soutiennent un Etat civil avec le peuple comme source première de légitimité et ceux qui soutiennent un Etat religieux puisant sa légitimité des textes sacrés et de la tradition. En renvoyant dos à dos Etat civil et Etat religieux, Marzouki entend donc mettre fin aux griefs qu’on reproche aux laïcs. Ghannouchi, dans son livre, fait preuve de condescendance à l’égard des laïcs et émet le vœu qu’ils retrouvent un jour la raison par la bénédiction du tout puissant, ce qui n’a pas manqué d’irriter le président qui trouve cette attitude détestable.

Mais le président reprend du poil de la bête, et c’est dans ce passage qu’il lance l’estocade au cheikh lui rappelant ses engagements pris dans la troïka pour un Etat civil tout en le renvoyant à l’incongruité de ses réflexions sur les libertés générales dans l’Etat islamique, un espace politique que Marzouki veut condamner alors que Ghannouchi n’est, semble-t-il, pas prêt d’abandonner. Marzouki aurait préféré le titre ‘‘Les libertés générales en islam’’ et non dans l’Etat islamique.

La recherche de consensus et du socle commun

S’ensuit une leçon d’Histoire contre la critique facile de l’excès de matérialisme de l’occident désenchanté. Comme si Ghannouchi veut nous convaincre que le salut de l’Homme réside dans un monde ré-enchanté par la religion. Marzouki, qui a repris le temps d’un paragraphe son costume de professeur, digresse doctement sur le fait que la religion n’a jamais disparue de l’Occident est que la modernité est bel est bien mâtinée de religiosité et de relents religieux qu’on retrouve dans l’art, la littérature le droit et aussi dans les institutions politiques.

Pour le troisième désaccord, le président Marzouki s’offusque de cette tentation qu’ont les islamistes à placer le Coran au-dessus de toutes autres sources et aussi de s’acharner à y chercher l’origine de toutes les vertus et des avancées de l’humanité. Contre l’idée que le Coran est précellent, Marzouki défend plutôt la thèse de la recherche de consensus et de socle commun pour l’humanité entière entre des peuples différents et aux héritages culturels multiples qui constituent la vertu première des déclarations universelles. Peut-être que Marzouki a pris peur à l’idée que les islamistes par je ne sais quelles acrobaties intellectuelles ou par atavisme ne renouent demain avec leur vieux démon et ne se mettent à chercher dans le Coran une constitution, des lois, des droits et des devoirs.

A la lecture de ce billet je n’ai pas pu contenir mon émoi devant la splendeur de l’exercice intellectuel auquel le président Marzouki s’est livré car il s’agit bien d’une première pour notre pays. Cependant, l’émoi dissipé et la raison retrouvée je me pose encore des questions sur la signification réelle de cette mise au point par le président Marzouki.

 

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