Cessons cette prétention exorbitante à vouloir être ce que nous ne serons jamais : Dubaï ou Singapour. Cessons ce show-off ostentatoire et de fuite en avant. Vivons avec nos «petits moyens», ceux d’un «petit pays».

Par Hedi Sraieb


 

Ce court papier n’a aucune vocation à être précis et technique. Les ordres de grandeur suffisent à éclairer les options qui se présentent. La machine est quelque peu en panne. L’impatience est grandissante. L’accroissement mécanique du chômage (nouvelles arrivées sur le marché du travail) et de la précarité menacent. Ce chiffre de 1 milliard de dinars tunisiens (500 millions d’euros) ne sort pas tout à fait du chapeau. Il se situe dans la médiane des estimations «raisonnables» pour redonner un second souffle à notre économie. Précisons qu’il s’agit de la capacité de financement additionnelle nette de charges. Plus clairement, le montant net disponible une fois acquitté la dette extérieure et le déficit de nos échanges avec l’extérieur. En clair un ballon d’oxygène, de «l’argent frais». Mais où trouver une somme pareille ?

Des Tunisiens manifestent pour l'arrêt des grèves

Du «grattage de fonds de caisse»

A l’évidence, un vrai casse-tête, bien que des pistes existent. Nous ne sommes tout de même pas à l’agonie, et sans aucune marge de manœuvre. De fait l’état des lieux n’est pas brillant. Force est de constater que le gouvernement provisoire de 2011 a laissé quelques ardoises salées. Mais pouvait-il en être autrement ? Une vraie question. On n’évitera pas de constater que ce n’est pas tout à fait «l’expédition des affaires courantes» qui a prévalu, mais bien plus une sorte de «laxisme forcé», du style «ne fâchons personne» : doublement de la caisse de compensation, soit 1 milliard de dinars de plus. Toujours est-il qu’il ne reste que peu de grains à moudre. Mais trêve de polémique.

La loi de finances de 2012, telle que conçue, offre une perspective sombre. L’agitation tous azimuts pour trouver de l’argent à l’étranger (prêts et investissements) témoigne de cette fébrilité générale et assez largement partagée. Faut-il encore chercher de ce côté-là ? Si l’on se réfère à ce qui est communiqué, dans la continuité de cette opacité, le pays aurait d’ores et déjà engrangé un montant équivalent à ce qu’il doit payer et rembourser au cours de l’année, autour de 6 ou 7 milliards de dinars, c’est selon ce que l’on compte, et qui n’entame donc pas notre réserve de devises. Dont acte. Dommage qu’il ne soit venu à l’esprit des politiques, compte tenu du fait de «force majeure de révolution», de demander un moratoire et un rééchelonnement de notre dette, question qui aurait pu faire consensus. Tel n’a pas été le cas et nous tenons toujours à honorer notre signature. Quelle prétention exorbitante et dommageable !

De fait, l’exercice relève plus de l’ordre du «grattage de fonds de caisse» que de la politique économique, dans une sorte de logique d’humilité, de profil bas, qui sied plus à la période que nous traversons, plutôt que de laisser croire que nous pourrions continuer pratiquement à vivre comme si de rien n’était, économiquement s’entend.

En termes simples, l’idée serait de partager et de faire partager une «austérité vertueuse différentiée», centrée sur une croissance tirée par l’investissement (+1 milliard) et moins par la consommation ou assimilée (-1 milliard) : l’argent irait aux régions, soit 3 fois plus que ce qui est prévu, de quoi respirer un peu plus.


Le tourisme a du mal à redémarrer

Réduction du «train de vie» individuel et collectif

Cette idée est en rapport avec ce que l’on nomme le train de vie, le nôtre comme celui de l’Etat, répondrait ainsi à une question simple : Qu’est-ce qui ne dépend pas de nous (la demande étrangère de nos produits et l’aide) et ce qui dépend de nous (notre consommation, notre épargne). Parler de rigueur signifie donc réduction du «train de vie» individuel et collectif, public comme privé. Ne nous faisons pas trop d’illusions. Mais tout de même, l’Etat pourrait commencer par donner l’exemple : un gouvernement réduit et rapproché allant à l’essentiel. Faire des économies est une affaire de volonté : réduire les avantages en nature de l’administration, geler les promotions des cadres dirigeants (automaticité retardée), réorganiser et centraliser les fonctions d’achats (chasse aux doublons et aux gaspillages), l’ordre de grandeur n’est pas insignifiant, 5 à 6% du budget de fonctionnement administratif rapporterait pas loin de 100 millions de dinars. Pas très ambitieux, mais comme on dit c’est déjà ça de pris.

Des économies sont possibles

Des économies pourraient aussi être recherchées du côté des importations (notre train de vie), une réduction volontaire de ce qui se trouve hors du champ de «la première nécessité». Pas question de toucher aveuglément aux biens de production, intermédiaires, et à tous ceux qui appartiennent à la famille des biens de consommation vitaux. Mais geler et reporter quelques licences d’importation, provoquant une vraie pénurie du superflu ne mettrait en périr ni l’économie, ni nos vies. Réduire les importations de grand luxe, de confort, n’est pas une odieuse hérésie, nonobstant des mesures d’accompagnement des importateurs. Il y a ainsi fort à parier que nous pourrions libérer des sommes considérables : 2% de réduction d’importations de confort rapporterait 400 millions de dinars. Quelques subventions qui n’ont plus tout à fait lieu d’être (essence sans plomb), de même que geler des projets immobiliers résidentiels de luxe, de cliniques privées, et autres boulimiques en devises redonnerait aussi quelques substantielles marges. Il ne s’agit là que d’illustrations.


Sit-in de chômeurs devant le siège de la Société de phosphate de Gafsa à Tunis

Du côté ressources et dans un esprit de légitimité économique, des taxations exceptionnelles et circonscrites pourraient être envisagées. Il ne s’agit pas de faire payer les riches dans la veine d’un certain populisme ambiant. Accroître le recouvrement de recettes fiscales n’est qu’une affaire d’organisation administrative et coupler à un effort exceptionnel des institutions économiques et financières rapporteraient près de 500 millions de dinars.

Si l’on met bout à bout la sous-taxation du secteur pétrolier, les profits dégagés par la téléphonie mobile, les banques et assurances et la grande distribution on est dans cet ordre de grandeur. Mais trêve de liste à la Prévert, c’est une histoire de volonté politique.

Vivons avec nos «petits moyens»

Evoquer la «rigueur différenciée» pourrait pour certains être considérée comme injuste et intolérable. D’autres moins bien intentionnés diront même que tout cela est impossible. Ici comme dans d’autres domaines c’est tout à la fois une question de fond et de forme. Cessons cette prétention exorbitante à vouloir être ce que nous ne serons jamais : Dubaï ou Singapour. Cessons ce show-off ostentatoire et de fuite en avant. Vivons avec nos «petits moyens», ceux d’un «petit pays», et si ambition il doit y avoir, elle doit se consacrer tout d’abord à redonner à toute une fraction du peuple en désespérance les moyens de reconquérir ses propres conditions de vie.

Le budget prévoit 500 millions de dinars pour les régions ; y ajouter 1 milliard de dinars redonnerait de l’espoir et ne léserait au final pas grand monde, mais les préoccupations sont ailleurs. Loin d’être une question technique, c’est encore et toujours une question de choix politique.

La stérilisation du débat politique à laquelle nous assistons entre ceux qui ne veulent pas perdre les futures élections et ceux qui veulent les gagner est indigne et préjudiciable au vrai et non au déclaré «intérêt national».

Ressaisissez-vous messieurs les politiques !!!

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