Pour sauver l’agriculture, il convient d’autoriser la population rurale, quasi à l’agonie, à se réapproprier les outils de son émancipation et de la maitrise de son existence.

Par Hédi Sraieb*


Il est de bon ton aujourd’hui d’utiliser et de mettre à toutes les sauces le terme de modernité, comme la solution à tous nos problèmes face à l’archaïsme.

Cette modernité que personne ne semble vouloir contester mérite d’être revisitée.

Il n’est pas ici question d’identité, de mœurs ou de vie en société, mais du mode de développement qui a été le nôtre depuis maintenant plus d’un demi-siècle.


Le morcellement des terres

Les faiblesses de notre agriculture seraient dues pour l’essentiel à l’absence de modernisation de ce secteur clé et vital de notre économie. S’il est admis par tous que l’agriculture, est restée le parent pauvre, et le laissé pour compte de notre choix de développement, les remèdes qui nous sont suggérés recèlent bien des insuffisances, pour ne pas dire des erreurs graves d’appréciation : morcellement des terres (80% des parcelles font moins de 20 hectares), insuffisance d’investissements de mécanisation et d’intrants.

L’agriculture serait donc malade de sous-développement, quand en fait et en réalité, elle est dans bien des endroits victime de son surdéveloppement. Paradoxe, s’il en est.

Les limites du modèle moderniste

La région de Sidi-Bouzid est exemplaire à cet égard. Le recul comme la stagnation du rendement de ses productions seraient, de l’avis de nombreux agronomes, plus largement dû à la présence d’unités de production usant de techniques intensives venant buter sur les limites de ce modèle moderniste : épuisement des sols, prix prohibitif de l’eau et des intrants, ou encore réduction des disponibilités des nappes phréatiques… mais aussi tout au bout de la chaine une population «mal» salariée, vivant d’expédients à défaut de revenus récurrents.


Le pays où l'olivier est roi

Les gens de Sidi-Bouzid, parmi les tous premiers à affronter la dictature, n’en déplaisent à nos experts patentés en révolution, n’étaient pas uniquement des jeunes diplômés au chômage, comme le veut désormais la carte postale de cette révolution. Celle-ci a aussi mis dans la rue, pas seulement à Sidi Bouzid, tous les déçus du mal-développement, au premier rang desquels on retrouve aussi en force et en nombre, les ouvriers et journaliers agricoles.

Que s'est-il donc passé ? Nous ne cessons pas de méconnaitre les réalités de ce monde agricole à la fois si proche et si lointain de nos préoccupations. Nous n’avons pas cessé de maltraiter ses populations, ses modes de penser comme de produire.

Convergence de mécanismes spoliateurs des terres

On ne refait pas l’histoire. Mais nous sommes à l’heure de tous les bilans et il faudra bien faire celui-ci. Une population désemparée, usée, exclue, victime de son illettrisme et de son analphabétisme, quand ce n’est pas d’épuisement à croire à la seule voie qui lui était offerte celle de la croissance du rendement marchand.

Durant des décennies, cette population, pas loin du quart de nos concitoyens, a tenté de s’adapter, ballotée en efforts vains de réforme en réforme, et au final aux effets pénalisants et dévastateurs.


Mélange étonnant de cultures: cactus, oliviers, salades

Que n’a-t-on pas dit sur «l’expérience collectiviste», spoliatrice de la petite paysannerie attachée à sa terre, inefficace, et désastreuse, omettant au passage de signaler le rôle des grands propriétaires terriens absentéistes ! Que dire alors et en regard de cette expérience avortée, du cheminement dévastateur de la privatisation rampante des terres, de cette agriculture capitalistique porté désormais par des structures bancarisées ! Convergence de mécanismes tout aussi spoliateurs.

Toutes les erreurs se condensent ici dans la dépossession de cette paysannerie inaudible et pour cause, victime de nos illusions bien pensantes.

Cette dépossession, dont il faudra analyser toutes les facettes tant les dégâts sont grands, exige de repenser notre modèle de développement, toujours conçu du haut vers le bas, de mobilisation de capitaux et de techniques sur fond de rentabilité et de solvabilité.

Il n’y a pas que les malversations, les expropriations abusives ou le détournement des missions des terres domaniales et des institutions du développement local qui sont en cause, explication réductrice à souhait.

Redonner aux ruraux les outils de leur émancipation

Je ne prétends pas, bien évidemment, apporter de réponses concrètes, tout juste attirer l’attention sur la nécessité de l’écoute de ces populations et de la réarmer. Pas simple. Nous ne sommes pas l’Europe qui n’a cessé de subventionner cette agriculture et de garantir des revenus à ceux qui en vivent, y compris au paysan réfractaire à toute modernisation.

Il n’est pas non plus question de tomber sous le charme illusoire de l’agriculture biologique de terroir ou du lopin de terre de cultures vivrières, nouvelles fantasmagories. Ce que je dis c’est que l’on autorise la population rurale quasi à l’agonie à se réapproprier les outils de sa propre émancipation, de la reconquête des moyens de la maitrise de son existence. Faute de quoi l’inexorable exode rural se poursuivra, déversant ses flots croissants de démunis en milieu urbain précaire. Cessons de faire l’autruche.

Alors quoi ? Retour de ces populations à l’école ! A la formation professionnelle !

Vous n’y pensez-pas, pure perte, entendrons-nous probablement.

Et si la solution était de ce côté-là ?

* Docteur d’Etat en économie du développement.