Chanteur iconoclaste, Bendir Man a donné deux concerts fin mai à Montréal et un 3e le 28 juin à Paris. Cultivant une insolente marginalité, ce jeune troubadour tunisien ne fait pas l’unanimité parmi les siens. Certains lui reprochent de privilégier le contenu sur la forme, le discours sur l’art, de la vérité sur la beauté. C’est le cas de notre correspondant en France. Jamel Heni, Paris



bendir manCasqué, barbu, frondeur, provoc’, «hardeur», limite, charmeur, ado, nihiliste, narquois, revêche, capricieux, militant… Il commence à signer des autographes jusqu’en Europe. Une petite fierté nationale. Je viens de nommer Bendir Man. Un jeune chanteur bien de chez nous.
Véritable homme de spectacle à seulement vingt-deux ans, le guitariste boute-en-train s’offre les plus rebelles parmi nos jeunes. Sésame? Des textes frontaux, sans «sucre», fredonnés dans l’air le plus «immanent», le plus accessible. En somme, du réalisme poétique, du réalisme musical. De l’insolent réalisme comme aboutissement certain de tout refus d’idéalisation. «Touche pas au système, tes doigts crameront!». En voilà un «programme», sur un ton dodelinant, comme à la rue. A mi-chemin entre la conscience de Cheikh Imam et la transparence de Tracy Chapman. Dans «système», le naturel touche, alors que l’intimisme languissant déchire le cœur dans ‘‘Redeyef’’.  Suffit de transmettre un affect, simplement, crûment, sans fards et si nécessaire sans la manière.

Manquer au beau
Maintenant que nous en avons dit tout le bien. Parlons-en  simplement, crûment, sans fards et si nécessaire sans la manière.
D’emblée, nous songeons à l’éternel reproche fait au réalisme. Au grief fondamental du manquement à la beauté, au sentiment du beau. Dans le droit fil de certains réalistes arabes, Bendir Man est musicalement minimaliste. Autant dans la composition que dans l’orchestration. Il échappe de deux trois notes à la structure du mode (mineur ou majeur) pour y revenir et ainsi de suite. Refrain, la portion congrue de couplets et «re-frein». Sa pensée esthétique s’origine dans l’expression, l’expression rien que l’expression. La beauté, doit-il penser, encombre le propos et travestit le sens. Faut pas en faire trop. Juste assez pour rester dans l’art!
Le chant relâché, des fois même faux, de notre guitariste boute-en-train, relève de la même tendance à sacrifier la beauté sur l’autel de la vérité.
La cruauté voire la grossièreté de certains textes («cocu», chante-t-il, n’est-ce pas?!) touchent le tréfonds de l’âme telle une tirade tragi-comique de Taïeb Salah ou quelque humour noir de Fellag. Avec le souci du beau en moins, la tentation hostile en plus. Le biais de l’actualité, le privilège d’une filiation doctrinale avec son public (ce qui est vrai dans le cas d’espèce) doivent-ils suffire à excuser la faiblesse esthétique?!  
Jusque dans sa mise (qui n'est pas un détail, loin s’en faut !), Bendir Man s’impose le négligé. Or le négligé des artistes est un beau négligé. Un négligé soigné. Un joli port de derrière les fagots !! Ce n’est pas un acte révolutionnaire ni un signe de subversion que de s’affaisser en panta-court quelconque devant son public. Le mauvais négligé de Bendir Man est une omission esthétique, un manquement à la beauté et au «devoir» de plaire: perspective ontologique, mais aussi contrainte sociale des hommes de spectacle.

Du beau réalisme
Enfin, le réalisme, le vrai, ne s’interdit jamais la beauté. Quel auteur soviétique ne s’était-il torturé les méninges derrière une belle antiphrase?! Quel poète communiste ne s’était-il mis à dos le parti à cause d’une belle image «inutile»?! Et pour rester dans la musique et dans la musique arabe en particulier, exceptés quelques «slogans» chantés, la discographie de Cheikh Imam répond en premier au critère de la beauté, bien que simple, bien que minimaliste. Marcel Khalifa, lui, serait le contre-exemple parfait du réalisme «laid». N’eût-été son approximative et «baclée» ‘‘Ouakkafouni ala hdoud’’, sa production serait de loin plus belle que certaines productions mues par l’unique souci du beau.
Le culte de l’originalité, de la folie et de la négligence ne relèvent pas de l’art. Il s’agit tout simplement du culte de l’originalité, de la folie et de la négligence. Que notre petite fierté nationale fasse attention à cela et tout baignera pour lui...

Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.

Lire aussi : Tunisie. Après Montréal, Bendir Man se produit à Paris