Chiheb Sghaier et son père Mohamed Banniere

Pour Mohamed et Raoudha, les parents de Chiheb Sghaier, l'inculpation de ce dernier pour terrorisme au Canada est «un mauvais rêve».

Par Wendy Gillis

Nous avons eu l'occasion, dans nos colonnes, d'évoquer le cas de Chiheb Sghaïer, ce jeune Tunisien parti au Canada poursuivre des études. Il a été «piégé» par le FBI et attend, depuis 2013, le verdict.
Cette semaine, le quotidien canadien ''The Star'' revient sur cette affaire pour présenter, sous la plume de Wendy Gillis, le point de vue de la famille Sghaïer.

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«Il s'agit vraiment d'un cauchemar»: la famille de Chiheb Sghaïer suit le procès de leur fils à distance de Tunisie. Les parents de ce jeune Tunisien accusé d'avoir comploté de faire exploser le train de Via Rail sont bouleversés par ce qui arrive à leur fils, dont ils gardent l'image d'un enfant sérieux et candide.

Raoudha Sghaïer s'affaire et cherche dans sa modeste demeure à l'Ariana, une banlieue fort animée de Tunis, pour nous ramener les preuves de l'enfance heureuse que son fils a laissée derrière lui.

Elle exhibe un paquet de photos d'un gamin potelé et empli de fraîcheur, Chiheb Sghaïer, l'aîné de ses quatre fils.

Même enfant, c'était un élève sérieux, nous dit-elle, montrant une de ses photos prise devant son école, alors qu'il avait sept ans. Sur une autre photo, l'enfant est serré contre elle sur une banquette – «C'était mon ami chéri, mon fils», commente-t-elle.

«C'était vrai, avec sa mère beaucoup plus qu'avec moi», ajoute le père de Chiheb, Mohamed Sghaïer.

«Il était si heureux»

Ensuite, Raoudha Sghaïer s'arrête sur une photo en particulier. C'était sa dernière: elle a été prise à la veille de son départ pour le Québec. «Il a pris du poids, sur celle-ci. Il était rasé de près», remarque-t-elle. A l'époque, son sourire était pur, spontané et intact, contrairement à celui qu'il affiche aujourd'hui. Le passage du temps l'a, mystérieusement, privé de plusieurs de ses dents inférieures.

Chiheb Sghaier, sa mère Raoudha et son frère Wassim.

Chiheb Sghaier, sa mère Raoudha et son frère Wassim.

«Il était si heureux parce qu'il partait au Canada», nous dit son frère cadet Wassim.

Aujourd'hui, le sort de Chiheb Sghaïer est entre les mains d'un jury de Toronto qui doit statuer sur des accusations liées au terrorisme portées contre lui et Raed Jaser. Les deux hommes auraient préparé une opération de déraillement d'un train de voyageurs se dirigeant vers Toronto.

La photo du jeune homme souriant n'a absolument aucun lien avec le prévenu épuisé, ébouriffé et silencieux qui s'est présenté à la barre, ces dernières semaines, et qui continue de refuser de répondre aux questions qu'on lui pose.

Pour la famille Sghaïer, cet homme est un étranger. «Pour moi, tout cela est un mauvais rêve», commente Mohamed Sghaïer.
Dans un long entretien avec le ''Star'', la famille Sghaïer évoque l'enfance de Chiheb et parle de la confusion et de la tristesse qu'elle vit. Elle déplore également cette impuissance qu'elle éprouve de ne pas pouvoir aider ce fils et ce frère, aujourd'hui à l'autre bout du monde. Hier, c'est-à-dire en 2010, il était parti au Canada poursuivre des études scientifiques... aujourd'hui, il est accusé de «tentative d'attentat terroriste»...

Pour les Sghaïer, il n'y a eu qu'une liste interminable de questions qui restent sans réponses – du moins, de la part de Chiheb Sghaïer lui-même. Sa famille n'a pratiquement plus eu de ses nouvelles depuis son arrestation à Montréal, en avril 2013.

«Nous souhaiterions lui parler. Nous avons fait plusieurs tentatives», nous dit Wassim, ajoutant qu'ils ne peuvent pas communiquer avec lui pour des raisons de sécurité pénitentiaire. Brent Ross, le porte-parole du Département des corrections au ministère de la Justice canadien, a confirmé les dires de la famille que les détenus du Centre de détention de Toronto sud, où Chiheb est interné, n'ont droit, par précaution sécuritaire, qu'à des appels sortants. (...)

Chiheb Sghaier la veille de son départ pour le Canada.

Chiheb Sghaier la veille de son départ pour le Canada.

De sa prison torontoise, Chiheb Sghaïer, 32 ans, n'a envoyé qu'une seule lettre à sa famille pour leur dire qu'il va bien. Ils ont vite fait de lui répondre, lui conseillant de prendre un avocat, lui recommandant même un avocat tunisien qui exerce à Montréal – mais en vain.

«Seul le Coran peut juger les Hommes»

«Il n'a jamais voulu entendre raison», déclare Raoudha, une femme chaleureuse, cordiale, qui s'habille à l'occidentale et ne porte pas de voile sur la tête. Elle croit que son fils refuse de faire appel aux services d'un avocat de crainte que sa famille ne puisse pas en avoir les moyens.

Chiheb, cependant, a expliqué qu'il refuse d'avoir recours à un avocat tout simplement parce qu'il refuse de reconnaître le Code pénal. «Seul le Coran peut servir de référence pour le jugement des affaires des hommes», a-t-il répondu, dans une déclaration lue par le juge Michael Code, devant la Cour d'Ontario.

Toute cette affaire, l'arrestation de Chiheb Sghaïer, son internement et son jugement font suite à un piège que lui a tendu un agent du FBI américain qui s'était fait passer pour un co-conspirateur. Dans un entretien qui a été enregistré secrètement, le présumé coupable Chiheb Sghaïer aurait déclaré qu'il comptait mener cette «opération de jihad au nom d'Allah.»

Sans pouvoir expliquer ce changement subit de leur enfant, qui était sérieux et brillant, la famille nie qu'il ait pu vraiment vouloir dire qu'il entendait faire du mal – ainsi que pourraient le prouver les propos recueillis par l'agent du FBI.

Incapable financièrement de faire le voyage à Toronto, la famille Sghaïer se contente donc de suivre le procès de Chiheb par le moyen de ce qu'elle peut récolter comme informations à travers les médias. Le jour de notre entretien, le tribunal a visionné l'enregistrement vidéo d'une caméra de surveillance montrant Chiheb Sghaïer, Raed Jaser et leur prétendu complice, c'est-à-dire l'agent du FBI, Tamer Al-Noury, en mission de reconnaissance sur un pont de chemin de fer, dans la banlieue de Toronto. Plus tôt, le tribunal a écouté une conversation dans laquelle Chiheb justifie que «tuer les femmes et les enfants est un moyen de sauver l'islam.»

Alors que les preuves contre Chiheb Sghaïer deviennent chaque jour plus accablantes, sa famille ne s'en console pas et continue de soutenir que leur enfant n'entendait nullement faire de mal.

«Mon fils n'a jamais, jamais, été un extrémiste, dit et répète Mohamed. Après son arrivée au Canada, il est vrai qu'il a décidé de porter une petite barbe. C'est tout. Il n'y a rien de plus que cela.»

«Je l'embrasse très fort»

A son arrivée au Canada, la famille a gardé un contact étroit avec Chiheb. Ils avaient pour habitude de skyper régulièrement, de plaisanter à chaque communication et de parler de ses études. Chiheb Sghaïer s'était inscrit à l'Université Sherbrooke, dans la province du Québec. Mohamed lui a même rendu visite une fois. Ensemble, ils ont eu l'occasion de se rendre dans une mosquée locale où, selon l'aveu du père, les prêches étaient plus radicaux qu'en Tunisie. «Cela dit, ajoute  le père, je n'ai rien remarqué d'étrange chez mon fils. Il n'avait pas changé, il était toujours le même.»

Mohamed et Raoudha Sghaier

Mohamed et Raoudha Sghaier: «Chiheb n'a jamais, jamais, été un extrémiste».

La famille Sghaïer rejette tout en bloc. Pour elle, il s'agit d'une machination. Il s'agit d'un agent du FBI – identifié selon le pseudonyme de Tamer El-Noury – qui a tout simplement su exploiter la candeur de Chiheb: ce dernier a pu céder trop facilement à la tentation radicaliste, parce qu'il est innocent, naïf...

«Il est comme çà, mon frère, explique Wassim. Il a tendance à croire ce qu'on lui dit. C'est cela, sans doute, son plus grave problème. Vous pouvez plaisanter sur quelque chose, vous pouvez lui raconter n'importe quoi, et il vous croira sur parole. C'est certainement ainsi qu'il a été facilement piégé par le FBI.»

Dans l'attente du verdict, Mohamed Sghaïer ne perd pas espoir de voir son fils libre. «De toute façon, nous nous en sortirons, quoi qu'il puisse arriver. Nous avons besoin d'aborder cela de cette manière, autrement la vie s'arrêtera», insiste-t-il.

Raoudha, elle, est moins philosophe. Elle est maternelle. Elle souhaite que son fils sache qu'il lui manque.

«Dites-lui bonjour de ma part. Dites-lui que je l'embrasse très fort. Dites-lui aussi d'être patient, de prendre soin de lui-même. Il verra qu'avec l'aide de Dieu les choses iront pour le mieux», dit-elle à l'adresse de son fils Chiheb.

Article traduit de l'anglais par Marwan Chahla

*Le titre et les intertitres sont de la rédaction

Source: ''The Star''. 

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