frigo retraite
Nombreux sont ceux dont l’activité a été gelée au sein des entreprises qui les emploient. Pour justifier cette mise en quarantaine, la hiérarchie évoque souvent une faute grave. Pour les concernés, il s’agirait plutôt d’une injustice. Et d’un début de descente en enfer… Ali Ben Mabrouk


Cette situation est appelée, en Tunisie, «le frigo». Nos voisins algériens la désignent par l’expression «6ème étage», car en général les anciens immeubles étaient composés de cinq étages, le 6ème étant réservé aux chambres de bonnes ou pour laver le linge.
Ceux qui se retrouvent au frigo souffrent énormément et en silence, car ils ne tirent aucune fierté de leur situation. Au contraire, ils n’ont aucune envie que l’on découvre leur triste sort. Parfois, ils évitent d’en informer mêmes leurs conjoints ou leurs proches.

M. Béji «au frigo»

C’est le cas de M. Béji, cadre d’une banque de développement. Ne voulant pas mettre sa femme au courant de sa pénible situation, ce dernier n’a rien changé à ses habitudes. Tous les matins, il se rend à son bureau, ouvre son ordinateur et commence par lire son horoscope. Même s’il ne croit pas aux balivernes, il se réconforte en disant que c’est agréable de commencer la journée avec de bonnes nouvelles. De temps en temps il jette un regard sans trop de conviction aux nouvelles de la bourse, mais ce sont les programmes télé qui le tiennent éveillé jusqu’à la pause déjeuner. L’après-midi, il s’offre une sieste jusqu’à l’heure de fermeture.
Le calvaire de M. Béji a commencé le jour où, en étant chef d’agence, il reçoit un chèque de 300 dinars émis par l’un des plus grands clients de la banque qui a dépassé largement son découvert. Comme l’exige la procédure habituelle, M. Béji appelle le client au téléphone. Ce dernier le snobe. Le chèque sans provision est finalement rejeté. Le client ne goûte pas à ce qu’il considère comme une offense et va se plaindre auprès de la direction générale où il compte plusieurs amis, y compris le premier responsable de l’établissement. Il exige que le chef d’agence soit renvoyé. Ce dernier est finalement «seulement» démis de ses fonctions. Ne pouvant, en effet, le renvoyer parce qu’il n’a pas commis de faute grave justifiant une telle sanction, la direction se résout à le mettre «au frigo», tout en espérant qu’il finirait par présenter lui-même sa démission.
L’avocat de M. Béji lui ayant expliqué la difficulté qu’il y aurait à prouver juridiquement qu’il est en train de subir une dégradation morale, le cadre mis «au frigo» accepte sont sort avec philosophie.

Un bureau lugubre au fond du couloir

Aida vivra, elle, une expérience très différente. Sous-directrice des achats dans une entreprise semi étatique, sa mise en quarantaine commence le jour où elle refuse de suivre son patron dans ses magouilles frauduleuses. Ce dernier a beau lui expliquer que c’est une pratique courante, que tout le monde doit trouver son compte et qu’il n’était pas question d’accorder des marchés sans en tirer des profits substantiels. Têtue et obstinée, elle ne cherche pas à comprendre ni à tergiverser, et continue d’agir en obéissant à son âme et conscience. Ne supportant pas son refus d’obéir et ne pouvant la renvoyer, vu sa longue carrière et son ancienneté, le patron se résout à geler les activités de son employée au sein de l’entreprise.
Tous les dossiers qu’Aïda avait l’habitude de traiter lui sont désormais retirés pour être confiés à un sous-fifre. Tous ses anciens collaborateurs sont mutés vers d’autres services. Du jour au lendemain, elle se retrouve dans un bureau lugubre au fond du couloir, sans téléphone direct ni ordinateur. Le silence absolue règne autour d’elle, aucun contact ni avec ses collègues ni avec la direction générale. Seul le directeur des ressources humaines continue de l’appeler pour la harceler par des questionnaires sur ses retards fréquents.
Désemparée et furieuse, Aïda s’adresse à l’inspection du travail qui ne manque pas d’inviter le patron à s’expliquer sur ses agissements. Ce dernier se montre indigné et prétend n’être au courant de rien. Il admet toutefois que le téléphone direct et l’ordinateur ont été retirés à l’employée par mesure disciplinaire, parce qu’elle les utilise pour son usage personnel.
Des histoires pareilles sont fréquentes dans les établissements étatiques ou semi-étatiques, où la décision de renvoi est, au contraire du privé, très difficile à obtenir, sauf en cas de grave erreur professionnelle ou d’abus susceptibles pouvant justifier des poursuites judiciaires.
Le gel d’activité, le harcèlement et le frigo suffisent à brimer le fonctionnaire qui ne montre pas une soumission totale. Parfois, ces pratiques poussent ceux (et celles) qui en sont les victimes à la résignation, à la démission ou même, dans certains cas, au suicide.

Un long chemin vers la mort
C’est le cas, par exemple, de M. Fraj, qui se résigne à accepter la retraite pour échapper aux harcèlements de ses chefs. Employé modèle ayant horreur de la corruption, son refus de s’associer à des pratiques litigieuses lui coûte une mise à l’écart prématurée.
Au bout d’une année de désœuvrement, passée à se lamenter du calvaire qu’on lui inflige, il est finalement nommé responsable d’un entrepôt vide à Bir El Kassa. Il se retrouve dans un hangar abandonné d’une superficie de 500 mètres carrés, où la même l’eau, l’électricité et le téléphone sont coupés.
Après deux mois de solitude et de souffrance, M. Fraj, n’y pouvant plus, se résout à mettre fin à sa vie.
Ces récits de vies détruites sont inspirés par des cas réels. Nous avons changé certains détails pour mieux masquer l’identité des personnes concernées. Ils montrent la grande détresse que certains employés vivent au quotidien dans les lieux de travail, le «frigo» devenant, aux yeux de ceux (et celles) qui y sont condamnés par leur hiérarchie, pire que le chômage: un long chemin vers la mort, aux sens propre et figuré.