Attentats Daech en Libye Banniere

L'Etat islamique (EI, groupe Daêch) est en train de s'étendre hors de ses bases syrienne et irakienne et recrute, à tour de bras, en Afghanistan, Algérie, Egypte et Libye.

Par Eric Schmitt*

Les responsables du renseignement aux Etats-Unis estiment qu'il y a aujourd'hui, en Syrie et en Irak, entre 20.000 et 31.500 combattants de l'EI. Il y aurait également d'autres soutiens, moins formellement engagés, dans des pays comme la Jordanie, le Liban, l'Arabie saoudite, la Tunisie et le Yémen, selon un responsable américain de la lutte contre le terrorisme qui préfère garder l'anonymat.

«Pas de chèque en blanc pour envoyer des marines n'importe où»

Le lieutenant-général Vincent R. Stewart, directeur de l'Agence américaine du renseignement de la défense (DIA, en anglais), a déclaré, cette semaine, que l'Etat islamique «a commencé à rassembler l'internationalisation croissante de ses activités». Dans un témoignage devant le Congrès américain, Nicholas Rasmussen, directeur du National Counterterrorism Center (NCTC)(1), a confirmé les propos du général Stewart.

Cependant, il reste à s'assurer, avec précision, de l'existence de ces nouvelles recrues de Daêch et de connaître le degré de leur efficacité, et de déterminer aussi s'il s'agit véritablement de la part du groupe terroriste d'une offensive réelle ou tout simplement d'une mise en scène organisée par certains jihadistes opportunistes qui souhaitent tirer profit de la notoriété de l'EI.

Les observateurs américains et internationaux craignent que toutes ces évaluations du phénomène Daêch et ce vent de panique généralisé qu'il suscite à travers n'impliquent, une fois de plus, le gouvernement des Etats-Unis dans un conflit prolongé et multiforme à un moment où le président Obama réclame au Congrès de plus amples pouvoirs pour mener cette guerre contre le groupe terroriste. «Je ne m'autoriserai jamais à signer un autre chèque en blanc (au chef de l'exécutif américain, Ndlr) pour que des troupes américaines soient envoyées n'importe où», avertit avec force le représentant de la Californie Adam B. Schiff, responsable démocrate de haut rang et membre de la Commission du Renseignent à la Chambre des représentants.

La surprenante prolifération des mouvements islamistes affiliés à l'EI et des combattants loyaux au groupe terroriste a poussé la Maison Blanche à accorder à M. Obama et à son successeur de nouveaux pouvoirs afin de pourchasser ce groupe partout où ses partisans feront surface – ainsi qu'il a été le cas pour l'actuel chef de l'exécutif américain et son prédécesseur George W. Bush, lorsqu'il s'agissait de mener la guerre contre Al-Qaïda hors de ses quartiers généraux, tout d'abord en Afghanistan puis au Pakistan voisin, pendant les 10 dernières années.

«Nous ne souhaitons pas que les dirigeants de l'EI aient l'impression, s'ils décident de migrer dans un pays voisin, qu'ils seront à l'abri ou qu'ils échapperont à la force de frappe des Etats-Unis», a menacé Josh Earnest, l'attaché de presse du Bureau ovale.

L'Etat islamique n'a pas cessé de récolter des engagements d'allégeance de groupes et de combattants individuels depuis le jour où, en juin 2014, il a déclaré la formation d'un califat. Les spécialistes du contre-terrorisme s'accordent à dire que Daêch est en train d'utiliser la structure franchisée d'Al-Qaïda pour s'étendre géographiquement, sans pour cela recourir à des méthodes rigoureuses et à un processus dont l'application nécessiterait plusieurs années.

Cette option permettrait aux nouvelles branches de Daêch de se développer plus rapidement et plus facilement, de se ramifier et de s'étendre aussi loin que possible.

Daêch ne cache pas son intérêt pour l'Afghanistan et le Pakistan

«Certaines factions qui, par le passé, étaient affiliées à Al-Qaïda, ainsi que d'autres groupes qui lui étaient loyaux ou coopéraient avec lui, ont choisi de faire cette migration vers un groupe (Daêch, Ndlr) qui aujourd'hui marque des points et enregistre des succès», explique Steven Stalinsky, directeur exécutif de l'Institut de recherche des médias du Moyen-Orient (Memri, en anglais), basé à Washington.

Cet attrait indéniable qu'exerce l'EI, même en Occident, a été démontré, une fois de plus, le jour où Amedy Coulibaly(2), l'un des agresseurs de Paris qui, le mois dernier, a déclaré son allégeance au groupe terroriste.

La semaine dernière, l'attaque d'un drone américain a tué Mullah Abdul Rauf Khadim, un ancien commandant taliban qui a rejoint l'EI et entamé une campagne de recrutement de combattants pour le groupe. Cependant, cette nouvelle allégeance pourrait signifier beaucoup plus une scission profonde au sein des Talibans qu'une expansion importante de Daêch en Afghanistan.

Rien, sur le terrain, ne corroborerait l'idée selon laquelle l'Etat islamique est en train de s'implanter en territoire afghan, même si le groupe n'a jamais caché le grand intérêt qu'il porte au Pakistan et à l'Afghanistan et même s'il a dépêché ses missionnaires dans ces deux pays afin d'y recruter de nouveaux combattants.

Jusqu'à une date récente, également, les dirigeants d'Al-Qaïda dans la péninsule arabique – au Yémen notamment – ont utilisé un langage à peine non-conflictuel pour exprimer leurs désaccords avec Daêch et son chef, Aboubaker Al-Baghdadi. En novembre dernier, la tension entre les deux groupes terroristes a atteint son plus haut point lorsqu'une faction de combattants yéménites d'Al-Qaïda a prêté officiellement serment d'allégeance à Al-Baghdadi.

Tout feu vert autorisant l'utilisation des forces militaires américaines contre Daêch pourrait éventuellement impliquer l'intervention des marines américains sur les sols égyptien et libyen, où des organisations militantes actives ont déclaré leur allégeance à l'EI et ont obtenu, en retour de cette loyauté leur reconnaissance officielle, par le groupe terroriste, en tant que «provinces» du prétendu califat.

Bien qu'il n'y ait aucune preuve avérée – ou très peu d'indications vérifiables – que les dirigeants de l'Etat islamique en Syrie et en Irak contrôlent véritablement les provinces nord-africaines, l'influence de Daêch, dans cette région, est déjà plus que perceptible et cette présence croissante déstabilise les pays voisins. La publication, la semaine dernière, d'une photo de combattants libyens, aux côtés d'affiliés du groupe, paradant avec une vingtaine de prisonniers égyptiens chrétiens menottés et vêtus de combinaisons orange – une véritable marque de fabrique de Daêch – ne laisse aucun doute sur le fait qu'il y a, au moins, un degré élevé de communication et de relation entre les deux groupes.

Les Ansar Beit Al-Maqdis plus audacieux et plus dévastateurs

L'an dernier, le groupe extrémiste égyptien d'Ansar Beit Al-Maqdis, basé au Sinaï, a envoyé des émissaires en Syrie afin d'obtenir auprès de l'EI un soutien financier, des armes, du conseil tactique et d'autres avantages qu'impliquerait l'association de leur nom à celui de l'Etat islamique.

Ansar Beit Al-Maqdis a adopté la signature Daêch du châtiment médiéval de la décapitation avant même qu'il n'y ait fusion entre les deux mouvements. Une fois devenue «officiellement» province du Sinaï de l'EI, en novembre, les vidéos et les communiqués de presse dans lesquels ce groupe revendique certains attentats et attaques ont emprunté une sophistication plus prononcée et une plus grande sauvagerie généralement associées aux pratiques de l'organisation mère.

Contrairement à leurs coreligionnaires syriens et irakiens, les combattants de l'EI de la province du Sinaï ont, jusqu'ici, concentré leurs attaques contre les forces de sécurité du gouvernement égyptien, épargnant ainsi les Occidentaux et les membres de la minorité chrétienne du pays et autres cibles civiles.

Même si la répression du nouveau régime égyptien a été accrue, les jihadistes d'Ansar Beit Al-Maqdis ont fait preuve d'une plus grande audace et ont causé plus de dégâts depuis leur association avec l'EI. C'est ainsi que, par exemple, dans la nuit du 29 janvier 2015, ils ont pu coordonner une série d'opérations contre les forces de sécurité égyptiennes qui ont coûté la vie à 24 soldats, 6 agents de la police et 14 civils.

En Libye voisine, il y a au moins 3 groupes distincts qui revendiquent leur affiliation à l'Etat islamique: Barqa à l'est du pays, Fezzan dans le désert du sud libyen et Tripolitania à l'ouest, autour de la capitale.

Avec la guerre civile sans merci que se livraient déjà les différentes milices régionales et idéologiques en Libye et le chaos infernal qui s'en est suivi, la présence de branches libyennes de l'Etat islamique dans le pays rend difficiles –sinon impossibles – toutes les tentatives occidentales ou autres de trouver une issue pacifique à la crise libyenne ou de former un gouvernement libyen d'union nationale.

Les responsables occidentaux, notamment ceux des pays d'Europe du sud, s'inquiètent que les 3 «provinces» libyennes ne se transforment en véritables bases pour les combattants de l'EI qui pourraient circuler librement en Méditerranée et faire des incursions en Egypte ou dans d'autres pays d'Afrique du nord. D'ores et déjà, la région orientale de la Libye est devenue bel et bien un terrain d'entrainement pour les jihadistes en partance pour la Syrie ou l'Irak et pour les combattants égyptiens préparant leurs offensives dans le désert voisin.

Tripolitania se démarque

Au début du mois de février, l'ambassadrice Deborah K. Jones, envoyée des Etats-Unis en Libye, a lancé un appel fort à l'unité des Libyens, sous la forme d'une interrogation postée sur Twitter: «La Libye ainsi divisée # peut-elle faire face à # l'EI/Daêch?», utilisant les raccourcis anglais et arabe pour l'Etat islamique.

Les provinces autoproclamées de l'EI en Libye ont aggravé irrémédiablement l'instabilité dans ce pays en ouvrant toute grande la voie à une confrontation islamo-islamiste entre ceux qui soutiennent Daêch et ceux s'opposent à lui.

Le groupe Tripolitania s'est très vite démarqué pour devenir la province la plus menaçante pour les Occidentaux et leurs intérêts.

En janvier dernier, des combattants de cette faction ont revendiqué la responsabilité d'un attentat dans un hôtel luxueux de la capitale libyenne qui a été, jusqu'ici, le centre névralgique des visiteurs occidentaux et le lieu de rencontre obligé des dirigeants du gouvernement provisoire soutenu par les islamistes.

Au moins 8 personnes ont été tuées dans cet attentat, y compris un citoyen américain David Berry, un ancien marine devenu entrepreneur en sécurité. Deux combattants de l'EI ont également trouvé la mort lors de cette attaque, indiquant ainsi que Daêch a réussi à injecter une forte dose d'incertitude dans une Libye où la complexité de la guerre civile et le désordre causé par la crise étaient déjà bien profonds.

«Nous sommes là en présence d'un véritable conflit», déclare Frederic Wehrey, analyste politique principal à la Fondation Carnegie pour la paix internationale(3) qui a récemment visité la Libye.

«Les gars de l'Etat islamique sont en train de se tailler un territoire bien à eux, un fief qui échapperait totalement au contrôle de la large coalition islamiste (...) Par conséquent, ils se présentent comme de sérieux rivaux sur le terrain même de cette dernière – alors que d'autres extrémistes disparaissent peu-à-peu, décident de se fondre plus franchement dans l'EI et qu'ils sont devenus encore plus audacieux», explique M. Wehrey.

Traduit de l'anglais par Moncef Dhambri

Source: ''New York Times''. 

Illustration: Trois attentats aux voitures piégées à Al-Qobba, dans l’est libyen, vendredi 20 février 2015, qui ont fait 45 morts et 70 blessés.

*Les auteurs de cet article sont: Eric Schmitt (à Washington), David D. Kirkpatrick (au Caire), Rukmini Callimach (à New York) et Ben Hubbard (à Riyad).

**La version sur papier de l'article a été publiée le 15 février 2015, à la page A1 de l'édition new-yorkaise.

***Les titre et intertitres de cet article sont de la rédaction.

Notes:
(1) National Counterterrorism Center (NCTC), le Centre national de la lutte contre le terrorisme, est une organisation du gouvernement fédéral des États-Unis responsable de la lutte contre le terrorisme national et international.
(2) Amedy Coulibaly est un délinquant multirécidiviste français, passé au terrorisme islamiste. Il était l'un des auteurs des attentats de janvier 2015 en France.
(3) La Fondation Carnegie pour la paix internationale (Carnegie Endowment for International Peace, en anglais) est «une organisation non-gouvernementale dédiée au développement de la coopération interétatique et à la promotion des intérêts des États-Unis sur la scène internationale».

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