Habib Essid recu par Caid Essebsi au Palais de Carthage Banniere

Les différentes caractéristiques du processus de formation du gouvernement Habib Essid démontrent la nature exceptionnelle du paysage politique en Tunisie.

Par Karim Mezran* et Lara Talverdian**

Les manœuvres politiques, en Tunisie ces dernières semaines, portent les signes indéniables d'une démocratie naissante. En effet, il y a eu tractations, équilibrages et rééquilibrages de pouvoir, et des calculs politiques nuancés qui montrent, à n'en pas douter, qu'il existe bel et bien, dans ce pays, une maturité certaine de le la majorité des acteurs politique – ce qui explique, dans une très large mesure, cette quasi-unanimité des observateurs et décideurs internationaux à dire et répéter que ce pays d'Afrique du Nord demeure «le meilleur espoir» de ce que l'on appelle communément le Printemps arabe.

Les différentes caractéristiques du processus de formation de l'équipe gouvernementale tunisienne démontrent la nature exceptionnelle du paysage politique en Tunisie... mais également certaines des vulnérabilités de cette transition.

Construire la confiance

Le premier enseignement à tirer de cette expérience tunisienne réside dans le fait que remporter une élection n'autorise nullement le vainqueur à faire cavalier seul. En effet, le premier projet de gouvernement d'Habib Essid ne comprenait qu'un seul autre parti politique, celui de l'Union patriotique libre (UPL).

Ce coup d'essai de Nidaa Tounes – sa première initiative importante au lendemain des élections – traduisait une certaine tendance de sa part à exclure les autres acteurs politiques. Cela pouvait vouloir dire que les anciennes habitudes reprenaient le dessus: les gagnants, avec leur victoire en poche, étaient tentés de croire qu'il n'y avait aucune raison de tendre la main aux autres formations politiques.

La réaction a été instantanée et la critique est venue de toutes parts – d'Ennahdha, bien évidemment, mais aussi du Front populaire (gauche) et d'Afek Tounes (libéral). Ce qui laissait facilement deviner que ces formations politiques n'entendaient pas accorder leur confiance à cette composition gouvernementale, dictant ainsi à Habib Essid de revoir sa copie.

Bien qu'ayant raflé les deux mises électorales des législatives et de la présidentielle, Nidaa a donc appris cette première leçon qu'il est absolument indispensable de prendre des mesures qui construisent la confiance – et pas seulement qu'avec Ennahdha.

Deuxièmement, les choix de cette composition gouvernementale indiquent aussi que les deux poids lourds de la politique en Tunisie, avec leurs forces et faiblesses, ont besoin l'un de l'autre.

Certes, Ennahdha a perdu de son soutien populaire après son tumultueux passage au pouvoir, mais il reste solidement implanté dans le pays, avec ses 69 sièges parlementaires.

Lançant des messages de conciliation et faisant montre d'un pragmatisme à toute épreuve, les dirigeants islamistes ont très tôt fait savoir que leur parti était entièrement disposé à se joindre à une coalition gouvernementale.

Lorsque Nidaa Tounes a décidé de jouer le jeu politique tout seul, Ennahdha semblait avoir accepté de camper dans l'opposition et d'y assumer son rôle pleinement – tout en espérant qu'il pourra tirer profits des faux-pas que commettrait Nidaa Tounes à diriger ainsi en solo les affaires du pays.

Qu'Ennahdha n'ait pas, en définitive, choisi le camp de l'opposition et qu'il ait accepté un portefeuille ministériel peut signifier que les islamistes ont opté pour cette démarche stratégique, de peur d'être abandonnés sur le bord de la route du processus transitionnel tunisien.

D'autre part, faire partie de la coalition gouvernementale peut également être un indicateur de la force d'Ennahdha: les islamistes démontreraient donc leur maturité et leur responsabilité politiques qui leur dictent d'accepter de porter, avec les autres, le fardeau des réformes économiques et politiques qui devront nécessairement être mises en œuvre pour sauver le pays. (...)

Tous ces positionnements et manœuvres politiques, tous ces tâtonnements et toutes ces hésitations indiquent clairement que les deux grosses pointures de la scène politique tunisienne ont besoin l'une de l'autre. Elles devront commander ensemble le navire-Tunisie pour cette traversée, qui a été houleuse et sera encore difficile. Elles navigueront ensemble, elles réussiront ou échoueront, mais, au bout du parcours, elles récolteront ensemble les fruits de la gouvernance qu'elles ont semée.

La couverture politique nécessaire de la coalition

Troisièmement, un processus a été décidé et respecté. Au terme d'une campagne explicative et consultative soutenue, durant laquelle Nidaa Tounes a clarifié ses positions (...), Habib Essid, au lieu de recourir à un petit bricolage – qui lui aurait fait gagner quelques petites voix de soutien et qui aurait gardé à l'écart Ennahdha, pour donner satisfaction à certains partis de l'opposition démocratiques, à certains de ses propres dirigeants membres et son électorat – Nidaa Tounes a revu entièrement la composition de son équipe gouvernementale.

Certains observateurs peuvent toujours spéculer que le premier faux pas du Nidaa était bien calculé et intentionnel, visant notamment à faire comprendre à la base du parti et à l'électorat nidaïstes l'inacceptibilité de la démarche unilatérale.

En agissant de la sorte, Nidaa Tounes s'est prémuni et, à peu de frais, il a obtenu la couverture politique nécessaire pour inviter d'autres partis à se joindre à la coalition gouvernementale.

Quoique la logique de toutes ces approches puisse être, tous les acteurs politiques sont à présent entièrement engagés dans un processus de pouvoirs et de contre-pouvoirs qui devrait permettre au jeu politique d'être joué pleinement.

Il y a, donc, tout lieu de parier sur un avenir démocratique, pluraliste et stable en Tunisie.

Il reste, bien évidemment, certains éléments internes et régionaux qui peuvent, à tout moment, donner tort à ce scénario optimiste.

La Tunisie, de fait, évolue dans un contexte régional marqué par cette division irréparable entre les défenseurs de l'islam politique et leurs adversaires. Les élus du pays et leurs partenaires étrangers sont confrontés au défi de soutenir l'idée du compromis et de la politique inclusive qui sont des solutions durables pour leurs intérêts sécuritaires communs. (...)

En son temps, Ben Ali avait utilisé l'argument sécuritaire pour justifier sa répression et le coup d'arrêt mis aux réformes entreprises au début de sa présidence. A l'époque, la communauté internationale, accordant la priorité suprême au dilemme sécuritaire, laissa le dictateur faire... Les circonstances ont changé depuis, mais, étant donné le contexte régional dans lequel évolue la transition démocratique tunisienne, le risque demeure grand que le pays ne commette les mêmes erreurs qu'il y a 25 années.

La guerre que se livrent, depuis la Révolution, les forces armées tunisiennes et les extrémistes n'a pas cessé de se semer le désordre et le doute dans le pays; le retour en Tunisie de ces éléments jihadistes qui ont appris la lutte armée en Irak et en Syrie, lui aussi, aggrave les incertitudes; le chaos libyen, également, qui déborde sur le territoire tunisien et ne manque pas de rendre le redémarrage économique de la Tunisie de plus en plus difficile.

Pareilles questions brûlantes doivent être traitées de toute urgence – sans tomber, bien évidemment, dans le piège de l'exclusionnisme politique. En effet, les deux priorités ne s'excluent pas mutuellement et ne devraient pas être traitées de la sorte, si la Tunisie souhaite réellement résoudre ses problèmes, surmonter ses divisions et réussir pour le bien commun de tous ses citoyens – et si, également, ses partenaires internationaux souhaitent avoir un partenaire démocrate régional sur lequel ils peuvent compter.

Texte traduit de l'anglais par Moncef Dhambri

Source : ''Yemen Times''

*Karim Mezran est actuellement chercheur principal au Centre Rafik Hariri pour le Moyen Orient, centre de recherche fondé par l'Atlantic Council, think tank en affaires internationales. Karim Mezran est spécialiste en études économiques et politiques nord-africaines.

**Lara Talverdian est directrice adjointe de recherches au même Centre Rafik Hariri pour le Moyen Orient, spécialiste de la région d'Afrique du nord.

***Les intertitres de cet article sont de la rédaction.

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