Caid Essebs et Al Sissi

La success story tunisienne des révolutions arabes de 2011 est la résultante de ce que tous les acteurs n'avaient nulle alternative que la négociation et le consenus.

Par Sharan Grewal*

Le contraste qu'offrent les transitions égyptienne et tunisienne a suscité un nombre remarquable d'études comparatives. La différence évidente entre les produits finaux des parcours en Tunisie et en Egypte a rendu cette comparaison inévitable: l'expérience démocratique égyptienne a tourné court avec la prise du pouvoir par les militaires et l'extrême violence de l'Etat qui s'en est suivie; la Tunisie, par contre, a été capable de rédiger une constitution consensuelle et d'opérer pacifiquement une seconde alternance au pouvoir.

Bien que la consolidation de la démocratie en Tunisie ne soit pas totalement assurée, les progrès que le pays a enregistrés jusqu'ici posent avec beaucoup d'insistance cette question: pourquoi est-ce que la transition démocratique tunisienne a produit de meilleurs résultats qu'en Egypte? Pourquoi la Tunisie est-elle en droit de revendiquer que sa démocratisation a été une expérience réussie, alors qu'en Egypte les choses ont emprunté une voie autre?

Méfiance des laïcs tunisiens envers le pouvoir islamiste

Plusieurs des explications les plus fréquemment citées se trouvent contredites par les faits et les preuves disponibles.

L'argument le plus souvent avancé pour expliquer l'exception tunisienne dans ce que l'on appelle communément le Printemps arabe met l'accent sur l'homogénéité de la Tunisie, la taille petite et l'absence d'un net clivage idéologique dans ce pays.

En réalité, la polarisation idéologique tunisienne existe et elle est aussi importante qu'en Egypte. Rappelons, par exemple, que l'opposition diamétrale entre les islamistes et les laïcs en Tunisie a été à l'origine de deux assassinats politiques (ceux de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi, Ndlr) et elle a conduit à des impasses politiques qui ont paralysé le pays pendant de très longs mois, sinon plus.

Les résultats fournis par l'enquête de l'Arab Barometer ('AB') montrent également que, en dépit de l'apparente homogénéité de la société tunisienne, les laïcs en Tunisie se sont toujours méfiés des gouvernements islamistes autant que l'opposition laïque en Egypte: 37,6 et 64,9%, en 2011 et 2013 respectivement, pour la Tunisie; 44,1 et 76,4%, pour les mêmes années en Egypte.

D'autres analystes insistent plutôt sur les différences socio-économiques entre les deux pays, mettant notamment en exergue le fait que les Tunisiens ont un niveau d'éducation plus élevé, qu'ils sont plus laïcs et matériellement plus nantis que les Egyptiens. Ce qui prédisposerait les premiers à être bien plus démocrates que les seconds.

Le même sondage 'AB' indique que, en 2013, d'importantes majorités, aussi bien en Egypte qu'en Tunisie, pensaient que leurs pays n'offraient pas de contextes favorables pour le développement de la démocratie: les 58,3% pour la Tunisie et les 60,2% pour l'Egypte, selon les résultats de cette étude, montrent bien que le niveau du désenchantement chez les deux peuples quant aux chances de réussite de la pratique démocratique était presqu'équivalent, en 2013.

D'autres observateurs soutiennent l'idée selon laquelle la Tunisie a été avantagée par l'équilibre démographique existant entre les islamistes et les laïcs, contrastant avec l'Egypte où les candidats islamistes ont raflé 70% des voix, lors des premières élections. Les laïcs égyptiens auraient, selon ce point de vue, décidé sciemment de faire échouer l'expérience démocratique par crainte qu'ils ne puissent remporter aucune des élections à venir. Cependant, la domination islamiste de la scène politique égyptienne a été d'une courte durée: la popularité initiale des islamistes s'est vite épuisée, puisque, lors des présidentielles de 2012, cet avantage islamiste n'était plus que 4 points (52% contre 48%). Et, à la veille de la mise hors jeu du président islamiste Mohamed Morsi, la cote de popularité de ce dernier n'était que de 32% et ses chances de pouvoir remporter un autre scrutin présidentiel paraissaient de plus en plus minimes.

Que les islamistes soient «modérés» ou pas...

D'autres experts ont également fait valoir l'argument selon lequel les islamistes tunisiens d'Ennahdha sont plus modérés que les Frères musulmans égyptiens. Par conséquent, Ennahdha a opté pour un choix de gouvernement plus inclusif et il a su composer avec les révolutionnaires laïcs tunisiens et les survivants de l'ancien régime.

Paradoxalement, cette prétendue modération des Nahdhaouis n'a pas empêché l'opposition tunisienne de revendiquer le départ des islamistes d'Ennahdha du pouvoir avec la même intensité et la même force que la population égyptienne a exprimées à l'encontre des Frères musulmans d'Egypte.

Il semble que, dans les deux pays, les révolutionnaires désabusés, soutenus par des membres des anciens régimes, ont exigé le départ des islamistes – que ces derniers soient modérés ou pas, cela importait peu.

Ce que toutes ces interprétations semblent perdre de vue c'est que, durant l'été et l'automne 2013, la transition tunisienne aurait pu facilement basculer et emprunter la voie égyptienne. De fait, reproduisant les manifestations du 30 juin en Egypte – celles qui ont mené à la prise du pouvoir par l'Armée le 3 juillet 2013 –, l'opposition tunisienne a organisé des actions appelant au départ d'Ennahdha et à la dissolution de l'Assemblée constituante.

Ainsi, il devient évident que les raisons de la différence des itinéraires tunisien et égyptien se trouvent plutôt ailleurs, c'est-à-dire dans les réactions des institutions de l'Etat des deux pays face aux pressions des populations qui appelaient à mettre fin à la transition démocratique sous la direction islamiste.

En Egypte, l'Armée et le pouvoir judiciaire se sont pliés à cette volonté populaire et ont même accueilli favorablement cette idée de coup d'arrêt à donner à la transition démocratique. L'opposition égyptienne en a appelé à la Justice pour dissoudre un parlement démocratiquement élu, et aux militaires pour déloger par la force un président – lui aussi librement élu.

En Tunisie, les choses se sont déroulées différemment: la Justice et l'Armée n'avaient ni la capacité ni la volonté de se prêter à pareil jeu. Privée, donc, du soutien de ces deux institutions de l'Etat, l'opposition tunisienne n'avait aucune autre issue que celle du choix de la négociation avec les islamistes d'Ennahdha et le recours à l'option consensuelle. (...)

En dernière analyse, ce que l'on présente comme étant la success story tunisienne des révolutions arabes de 2011 ne serait pas le produit du fait que toutes les parties prenantes souhaitaient ardemment l'établissement de la démocratie, mais plutôt la résultante de ce que tous les acteurs en Tunisie n'avaient nulle alternative que celle de l'option démocratique.

Texte traduit de l'anglais par Marwan Chahla

Illustration: Béji Caïd Essebsi et Abdelfattah Al-Sissi, présidents respectifs de la Tunisie et de l'Egypte: deux parcours complètement différents.   

*Sharanbir Grewal est chercheur en politique comparée à l'université américaine de Princeton. Il a présenté cette ébauche de recherche sur les transitions démocratiques en Tunisie et en Egypte, dans le cadre d'un symposium les politiques islamistes et la menace de l'Etat islamique (Daêch).

**Les intertitres sont de la rédaction.

Source: ''The Washington Post''.

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