Caid Essebsi et Habib Essid Banniere

Pour le ''Financial Times'', «l'élection du Président Essebsi est une chance pour que le pays». Puisse-il aider à régler le problème des disparités économiques de la Tunisie.

Par Lionel Barber et Roula Khalaf

Sous le titre «Tunisia: Pointing ahead» (Tunisie montre la voie), nos confrères du quotidien économique et financier britannique ''Financial Times'' (19 janvier 2015), Lionel Barber et Roula Khalaf, accordent une bonne partie de leur longue analyse de la situation en Tunisie, quatre années après le déclenchement du Printemps arabe, au savoir-faire politique de Béji Caïd Essebsi, à la perspicacité de ce politicien au long cours, à sa capacité à être plusieurs longueurs d'avance sur ses rivaux et proches collaborateurs et à être toujours occupé à préparer la prochaine étape. Nous publions, ici, la traduction de très larges extraits de cet article...

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Entre les âges de 86 et 88 ans, Béji Caïd Essebsi a pu créer, sans relâche, un parti politique, remporter deux scrutins nationaux – y compris celui qui lui a valu la présidence de la République tunisienne – et administrer la preuve irréfutable qu'il est l'homme politique le plus puissant du pays.

Quatre ans après la révolution qui a mis fin à plusieurs décennies de dictature et déclenché le réveil arabe, ce vétéran de la bureaucratie tunisienne prépare secrètement son prochain coup.

Le recours au compromis

La Tunisie demeure une oasis de paix relative dans un environnement proche très dangereux et le seul survivant démocratique des soulèvements populaires du Printemps arabe de 2011. La Libye, le Yémen et la Syrie – aussi bien que l'Irak – ne parviennent pas à se débarrasser de leurs dissensions ethniques et religieuses que des islamistes radicaux, profitant du vide de pouvoir qui a suivi le départ des anciens autocrates, n'ont jamais cessé d'attiser.

La Tunisie, ce petit pays d'Afrique du nord, a pu sauver sa mise parce que ses dirigeants ont eu recours à cette formule très rare dans le monde arabe: le compromis. Le parti islamiste d'Ennahdha, ne pouvant plus ignorer la forte pression de la rue, a été contraint de céder le pouvoir et d'accepter le verdict des élections libres. Certes, la transition tunisienne demeure fragile, mais le pays donne toujours raison à l'espoir qu'une démocratie de type occidental et l'islam peuvent faire bon ménage dans un Etat arabe de la rive méridionale de la Méditerranée.

«N'oublions pas que la Tunisie est forte d'une civilisation trois fois millénaire. Déjà, en des temps très anciens, nous avions un Etat bien établi. A travers toute notre histoire et depuis l'époque carthaginoise, notre pays était le seul à avoir une constitution», se plait à nous rappeler M. Caïd Essebsi. «Nous avons également toujours été le pays du juste milieu –nous n'atteignons jamais les extrêmes. Chaque fois que nous nous rapprochons de l'extrême, nous décidons de renouer avec le dialogue. C'est cela la Tunisie», ajoute-t-il.

Confronté à la montée en flèche d'Ennahdha, au lendemain de la Révolution, M. Caïd Essebsi a rassemblé autour de sa personne diverses forces anti-islamistes, quelques éléments de la gauche tunisienne, des figures de l'ancien régime et plusieurs femmes pour former son Nidaa Tounes, un parti libéral.

En cet été 2012, date de la création du Nidaa, nombre d'observateurs disaient et répétaient que Nidaa Tounes n'était, en définitive, ni plus ni moins que l'ancien parti au pouvoir déguisé. Face à ce scepticisme, Béji Caïd Essebsi n'a eu cesse de déclarer qu'il n'y avait aucune crainte à avoir et qu'il n'y avait aucun risque de voir la Tunisie «revenir en arrière»: «Ces craintes n'ont aucune espèce de fondement», le nouveau président de la République tunisienne insiste-t-il, encore et encore.

En 2013, la Tunisie était totalement paralysée par les grèves et minée par l'insécurité. Les djihadistes, que l'amnistie générale a libérés sans faire attention aux détails, ont commencé à s'organiser et, aidés dans une très large mesure par le chaos qui régnait en Libye voisine, des réseaux de recrutement pour la guerre civile en Syrie ont connu un plein essor. Et, dans cette confusion quasi-totale, la multitude des partis politiques de cette jeune démocratie tunisienne – savourant avec beaucoup d'excès cette liberté récemment acquise – continuaient de s'entre-déchirer... et d'oublier l'essentiel de la Révolution.

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Essebsi et Ghannouchi, «les meilleurs ennemis»

Cependant, à la différence de ses voisins tumultueux, le pays nord-africain, sunnite et arabe, qui était d'une taille assez petite et jouissait d'une homogénéité religieuse certaine, a pu résister aux déchirements et résoudre plutôt bien ses différends. Contrairement à l'Egypte, par exemple, où l'armée a toujours été la clé de voûte des différents régimes autoritaires, la Tunisie a eu la chance d'avoir non seulement une large classe moyenne et un puissant mouvement syndicaliste, mais surtout un petit groupe de politiciens mus par un sens élevé de la responsabilité nationale.

En 2012 et 2013, à un moment où la Tunisie était au bord du précipice, un dialogue national parrainé par l'UGTT, la puissante centrale syndicale, a permis aux islamistes et aux amis de M. Caïd Essebsi de se ressaisir et de s'asseoir à la table des négociations. Tout ou presque séparait les deux camps. Pourtant, alors que leurs animosités étaient à leur comble, Béji Caïd Essebsi et le leader islamiste Rached Ghannouchi – «les meilleurs ennemis»– ont décidé d'enterrer leurs haches de guerre, de trouver un modus vivendi et d'inventer un travailler-ensemble unique dans son genre. «Nous ne sommes des alliés», déclare M. Caïd Essebsi, tout en reconnaissant qu'un certain degré de confiance réciproque entre les deux formations rivales demeure «indispensable».

A présent que le chapitre de la transition démocratique est clos, il reste à savoir si Nidaa Tounes est disposé à former avec les islamistes un gouvernement d'union nationale. Le président de la République a déjà désigné un technocrate, un chef de gouvernement indépendant, Habib Essid, auquel Ennahdha n'a pas hésité à accorder son soutien.

Les islamistes, arrivés seconds aux législatives d'octobre dernier, paraissent intéressés par la création d'une coalition avec le Nidaa, mais le nouveau président de la République préfère ne pas prendre d'engagement sur ce sujet et accorder plus de réflexion à cette idée. «Les électeurs qui ont voté pour nous s'opposent au fait qu'Ennahdha fasse partie du prochain gouvernement», déclare-t-il.

Pourtant, un gouvernement d'union nationale pourrait préserver le consensus salutaire que le pays a su inventer pour se sortir de l'impasse (dans lequel il se trouvait, l'été 2013, Ndlr) et pourrait également réunir le plus grand nombre possible de formations politiques autour d'un ambitieux programme de réformes économiques, dont le pays a besoin de toute urgence. Le chômage, la pauvreté, des finances publiques mises à rude épreuve et la rareté de l'investissement national et international laissent au prochain gouvernement une marge de manœuvre très étroite.

Les progrès politiques réalisés par le pays, y compris sa nouvelle constitution exemplaire, à eux seuls n'y pourront rien faire, car les difficultés économiques s'y sont accumulées et la Tunisie n'a pu obtenir des pays européens et des Etats arabes riches du Golfe qu'un maigre soutien financier.

M. Caïd Essebsi déplore que très peu des fonds d'assistance qui ont été promis à la Tunisie lors du Sommet du G8, à Deauville en 2011, aient pu se concrétiser, laissant entendre que la victoire des islamistes aux élections qui ont suivi cette conférence pouvait justifier la timidité du soutien international à la Tunisie. «Aujourd'hui, explique-t-il, j'espère que la communauté internationale a compris qu'il n'y a plus de raison de priver le peuple tunisien de cet appui nécessaire».

Texte traduit de l'anglais par Marwan Chahla

Illustration: Le président Caïd Essebsi et le Premier ministre désigné Habib Essid.

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