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L'enquête sur le meurtre de Chokri Belaïd a été clôturée mais les investigations doivent se poursuivre, car des zones d'ombre persistent et des témoignages manquent.

Par Yüsra N. M'hiri

Chawki Tabib, ancien bâtonnier de l'ordre des avocats, est revenu, mercredi 2 avril 2014, sur la lettre que Chokri Belaïd lui avait remise, le 25 janvier 2013, et dans laquelle il affirmait être menacé et persécuté par des inconnus, notamment par un policier qui le surveillait depuis le temps de Ben Ali.

Le gouvernement Ennahdha laxiste ou complice?

Me Tabib avait alors remis la lettre au ministre de l'Intérieur de l'époque, Ali Larayedh. Ce dernier et les hauts responsables de son département n'avaient pas pris au sérieux l'alerte et estimé que les craintes de Chokri Belaïd étaient basées sur de simples «illusions». Ils avaient même affirmé, dans sa réponse, que les investigations menées par leurs services n'ont rien relevé qui corroborerait les craintes de Chokri Belaïd.

Interrogé à ce sujet par Kapitalis, Abdelmajid Belaïd, membre du bureau politique du Watad, a émis des réserves sur la réponse du ministère de l'Intérieur à la lettre de son frère. «Soit le rapport est mensonger et fabriqué, soit les agents chargés des investigations ont menti à leurs supérieurs... De toute manière, cela est sujet au doute», a-t-il dit.

Le frère du martyr a encore confié à Kapitalis que les doutes persistent sur une éventuelle implication du parti islamiste Ennahdha dans le meurtre. «Chokri nous l'avait toujours dit. Il savait qu'Ennahdha allait finir par le faire taire à jamais. Nous n'avons aucun doute sur l'implication de certains des responsables de ce parti dans ce crime politique abject», a-t-il souligné.

Autre fait, autre interrogation: quatre jours avant son assassinat, Chokri Belaïd avait été agressé, lors d'un meeting au Kef (nord-ouest), organisé par le Parti des démocrates patriotes unifié (Watad), dont il était le leader. Il avait alors publiquement désigné «des salafistes et des partisans d'Ennahdha» d'être derrière cette agression. «La veille du meeting, je me souviens que mon frère avait été informé par des militants du Watad que des dirigeants d'Ennahdha au Kef avaient menacé d'empêcher la tenue du meeting par tous les moyens», a encore raconté Abdelmajid Belaïd.

Le 6 février, le dirigeant de gauche et ennemi juré d'Ennahdha, dont il était d'ailleurs l'un des plus virulents opposants, fût lâchement liquidé par des extrémistes religieux, alors qu'il sortait de chez lui. Il reçut 4 balles dans le corps...

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Où est passée Nadia Daoud, principal témoin du meurtre de Chokri Belaïd? 

Nadia Daoud, ou «la vérité si je mens»?

Le jour de l'assassinat de Chokri Belaïd, véritable séisme politique en Tunisie, une certaine Nadia Daoud s'était présentée comme voisine de la victime, journaliste et premier témoin oculaire du meurtre.

Elle avait affirmé avoir assisté à la scène de l'assassinat depuis son balcon et qu'elle soupçonnait le chauffeur de Chokri Belaïd d'en être l'instigateur. «Un homme est venu parler au chauffeur, c'était bizarre. Ce monsieur n'a même pas réagi lorsque les balles ont atteint Chokri... Sa réaction n'est pas du tout normale, son silence est suspect et il se peut qu'il ait été informé (du projet d'assassinat, NDLR)», avait-elle insisté.

Nadia Daoud s'était présentée aux médias comme une amie proche de Chokri Belaid et fondait en larmes à chacune de ses apparitions médiatiques.

Interrogé par Kapitalis au sujet de cette jeune femme et de son témoignage, Abdelmajid Belaïd a répondu: «Nous ne la connaissions pas et nous ne l'avons plus jamais revue depuis cette journée fatidique». Il a poursuivi: «Il s'est avéré que cette demoiselle est bloggeuse et non journaliste, comme elle le prétendait. Elle a changé de version à plusieurs reprises, puis elle a totalement disparu».

Nadia Daoud n'a en effet plus fait aucune déclaration depuis février 2013. Ce témoin a tout de même parlé d'une moto, stationné non loin du lieu du crime, et qui a permis à l'assassin, Kamel Gadhgadhi en l'occurrence, de s'enfuir après avoir tiré sur Chokri Belaïd... Elle aurait donc vu la scène depuis le début. Le juge d'instruction chargé de l'enquête sur ce meurtre l'a-t-il seulement auditionnée? Pourquoi a-t-elle essayé, par ses mensonges, d'orienter les soupçons vers le chauffeur (et ami) de la victime? Pour qui ou pour quelle partie roulait-elle? Mystère et boule de gomme...

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La complicité de l'institution sécuritaire

Taieb Laguili et Me Nizar Snoussi, membres de l'Initiative pour la recherche de la vérité sur l'assassinat de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi (IRVA), ont révélé, au cours d'une conférence de presse, le 2 octobre dernier, des éléments de l'enquête qui laissent planer des soupçons sur une possible implication de l'institution sécuritaire et du parti islamiste Ennahdha dans ce meurtre.

Rappelons qu'une voiture suspecte avait été remarquée devant le domicile de Chokri Belaïd, plusieurs jours avant le meurtre, par l'employée d'une banque. Celle-ci avait alerté la police, mais le district de sûreté de l'Ariana n'a pas réagi. Pour ne pas dire qu'il a laissé faire !

Plusieurs autres personnes ont dénoncé des mouvements suspects les jours ayant précédé le meurtre : coupures d'électricité et du réseau GSM à des heures précises de la journée, correspondant aux mouvements des éléments qui préparaient le crime.

«Mustapha Ben Amor, qui était alors directeur du district de sûreté de Carthage, avant d'être promu par la suite directeur général de la Sûreté publique, et Wahid Toujani, directeur général de sûreté publique au moment des faits, avaient protégé Marwen Belhaj Salah, le propriétaire de la fameuse voiture Polo immatriculée 1488 TUN 98 qui a servi aux auteurs du meurtre», avaient révélé les membres d'Irva dans la même conférence de presse.

Marwen Belhaj Salah est l'homme qui avait mis en relation tous les membres du réseau terroriste, notamment Kamel Gadhgadhi (mort début février dernier dans des affrontements avec les forces de l'ordre à l'Ariana), Ezzeddine Abdellaoui (incarcéré), et Boubaker El Hakim (en fuite).

A la suite de la conférence de presse de l'Irva, Ali Larayedh, ministre de l'Intérieur au moment des faits, promu Premier ministre après la mort de Chokri Belaïd, avait été convoqué par le juge d'instruction qui voulait écouter son témoignage, mais il s'est toujours dérobé à la justice. Qu'a-t-il à cacher? S'il n'a rien à se reprocher, pourquoi évite-t-il de comparaître devant la justice? Se considère-t-il comme au-dessus des lois de la république?

Ce refus de comparaître a incité l'Irva à revenir à la charge, le 6 février dernier, pour demander au juge d'instruction de prononcer une interdiction de voyage à l'encontre de Ali Larayedh, Lotfi Ben Jeddou, actuel ministre de l'Intérieur, Wahid Toujani, Mourad Sebaï, et tout autre cadre du ministère de l'Intérieur concerné par l'enquête sur le meurtre de Belaïd.

L'Irva accuse ces derniers d'avoir dissimulé des preuves à la justice et fait preuve d'un grand laxisme vis-à-vis des groupes extrémistes religieux.

Malgré toutes ces lacunes, l'enquête a été clôturée par le juge instructeur, mais des zones d'ombres persistent et les investigations doivent continuer. La famille, les amis et les camarades de Chokri Belaïd, et un grand nombre de Tunisiens sont intrigués par l'incohérence et le manque de rigueur que l'institution judiciaire a montrés dans sa gestion de cette affaire. Et ils s'impatientent de voir la vérité enfin révélé et toutes les personnes impliquées dans le meurtre arrêtées et jugées.

D'ailleurs, aujourd'hui, comme tous les mercredis depuis février 2013, des dizaines de Tunisiens ont manifesté à l'Avenue Habib Bourguiba, au centre-ville de Tunis, en face du ministère de l'Intérieur, en scandant le même slogan: «Qui a tué Chokri?».