Certaines dispositions de l'avant-projet de la nouvelle constitution tunisienne contredisent les valeurs fondamentales des droits humains et constituent une régression par rapport aux acquis du peuple tunisien.
C'est la conclusion de l'analyse juridique du projet initial de la constitution tunisienne réalisée par l'organisation internationale de défense des libertés Article 19.
A l'occasion du démarrage de la discussion du projet initial de la constitution tunisienne, en séances plénières, devant l'Assemblée nationale constituante (Anc), Article 19 a rendu public son analyse juridique de ce projet dans un communiqué publié mercredi. Elle souhaite ainsi «favoriser et faire progresser le débat parlementaire sur le texte de la future constitution et en particulier les dispositions relatives à liberté d'expression et de l'information.»
Une régression par rapport aux acquis
Tout en se félicitant des «points positifs contenus dans cet avant-projet» et en saluant «les efforts consentis par les membres de l'Anc pour élaborer la nouvelle constitution sur la base du consensus, malgré la divergence manifeste des points de vue et des orientations idéologiques», Article 19 «fait ressortir que certaines dispositions proposées dans l'avant-projet de la constitution contredisent les valeurs fondamentales des droits humains et constituent même une régression par rapport aux acquis accumulés par le peuple tunisien qui a réalisé la première constitution positive dans le monde arabe et islamique, dès 1861.»
Agnès Callamard, directrice exécutive d'Article 19, souligne, à ce propos, que «les efforts déployés par les membres de l'Anc ne doivent pas occulter que l'avant-projet de la constitution tunisienne contient des dispositions graves qui, si elles sont adoptées dans la version finale du texte, seront en contradiction avec les principes fondamentaux et les standards internationaux dans le domaine des libertés».
L'analyse d'Article 19 souligne en particulier que:
«- les dispositions relatives à l'instance indépendante de l'information ne sont pas conformes aux standards internationaux, qui circonscrivent la régulation obligatoire aux médias audiovisuels, alors que le texte proposé inclut tous les types de médias, ce qui risque de faire de cette instance un mécanisme de contrôle et de censure;
- la disposition sur la protection des valeurs sacrées et en particulier la criminalisation des atteintes supposées à ces valeurs ne respecte pas les standards internationaux. Les dispositions relatives à ce sujet dans l'avant-projet de la constitution risquent donc de porter gravement atteinte au droit à la liberté d'expression, à la liberté de création, à la liberté de la presse et aux libertés académiques;
- alors que l'on s'attendait à ce que le statut juridique de la femme tunisienne, acquis depuis le milieu du 20e siècle, soit davantage conforté, les droits de la femme en Tunisie risquent de connaître une grave régression, si le principe de la complémentarité entre l'homme et la femme était appliqué, en lieu et place de l'égalité totale;
- les dispositions concernant l'application effective des traités internationaux ne sont pas conforme à la convention de Vienne sur le droit des traités.
Article 19 appelle l'Anc à apporter les ajustements qui s'imposent et propose un grand nombre de recommandations. En particulier, la nouvelle constitution devrait:
1- établir une large définition de la liberté d'expression qui inclue le droit de rechercher, recevoir et diffuser des informations et des idées, couvre toutes les formes d'expression et modes de communication, et garantisse ce droit à toutes les personnes. Elle devrait également préciser que toutes les formes d'expression et les moyens de leur diffusion, y compris à travers les Tic – ou sur Internet, ou autres systèmes électroniques de diffusion de l'information – sont protégés par le droit à la liberté d'expression;
2 - indiquer que des restrictions ne peuvent limiter la liberté d'expression que si elles sont prévues par la loi et sont nécessaires: (a) pour le respect des droits ou la réputation d'autrui; ou (b) pour la protection de la sécurité nationale ou de l'ordre public, ou de la santé ou morale publiques.
3 - prévoir dans une disposition séparée que le droit d'avoir des opinions n'est soumis à aucune restriction;
4 - protéger la liberté de l'information et l'accès à l'information détenue par ou pour le compte d'un organisme public, ainsi que l'accès à l'information détenue par des particuliers, nécessaire pour faire valoir un droit;
5 - fournir une protection complète et explicite de la liberté des médias:
a - il ne doit y avoir aucune licence ou système d'enregistrement pour les médias imprimés.
B - il ne doit pas y avoir de licences de journalistes ou des exigences d'entrée pour la pratique de la profession;
c - les dispositions sur l'instance indépendante de l'information doivent être retirées. De nouvelles dispositions doivent être insérées dans le texte final de la constitution en prévoyant spécifiquement l'indépendance de tous les organismes ayant des pouvoirs réglementaires sur les médias, y compris les organes des médias publics;
d- le droit des journalistes de protéger leurs sources d'information confidentielles doit être garanti;
e- les journalistes doivent être libres d'adhérer aux associations professionnelles de leur choix.
6 - garantir la liberté de religion pour tous;
7 - éliminer les dispositions relatives à la protection des « valeurs sacrées » et à la «criminalisation des atteintes au sacré»;
8 - introduire dans ses dispositions de façon claire et sans équivoque le principe fondamental d'égalité entre les hommes et les femmes;
9 - contenir des dispositions précisant que les traités régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, force obligatoire dans l'ordre juridique interne.»
Craintes légitimes exprimées par les militants des droits humains
Article 19, qui affirme suivre avec intérêt, à travers son bureau en Tunisie, «l'orientation dominante visant à pallier les faiblesses contenues dans l'avant-projet de la constitution, surtout après les déclarations positives et récurrentes du président république, du président de l'Anc et du président du gouvernement», demeure, toutefois, selon ses termes, «attentive aux craintes légitimes exprimées par les militants des droits humains, en Tunisie et à l'étranger, face à certaines thèses défendues au sein de l'Anc.»
L'organisation suit également, «avec une profonde préoccupation, les dernières manifestations de violence qu'ont connues certaines régions de la Tunisie dont notamment Tataouine, dans le sud du pays, et Douar Hicher, dans la périphérie de la capitale, évènements au cours desquels des pertes en vies humaines ont été enregistrées» et «considère que ces évènements ont une implication directe sur la liberté d'expression, en particulier, et sur la situation des libertés, en général.»
Il convient de rappeler que l'organisation Article 19 a soutenu le processus de transition démocratique en Tunisie depuis son démarrage. «Elle essaie, par le biais de ses experts internationaux dans le domaine de la liberté d'expression, et à travers son bureau permanent à Tunis, de contribuer à l'impulsion de ce processus qui est confronté à certains obstacles.»
L'organisation a également présenté devant l'Anc, dès le démarrage des travaux des commissions constitutionnelles, un exposé dans lequel elle a mis en valeur, à travers un document d'orientation, les principaux standards internationaux, dans le domaine des libertés, qu'il faut prendre en considération lors de l'élaboration de la constitution.
Elle a également organisé une série de rencontres dans les régions (Kasserine, Le Kef, Tozeur et Monastir) sur les garanties constitutionnelles de la liberté d'expression, les standards internationaux dans ce domaine et les expériences des pays démocratiques en la matière. La région de Tataouine sera la prochaine étape sur la voie de la consécration de cette démarche participative dans la rédaction de la constitution, démarche à laquelle ont pris part un grand nombre de membres de l'Anc et de représentants de la société civile.