Anouar-Brahem-Souvenance-Banniere

''Souvenance'', présenté jeudi soir à l'ouverture du Festival de Carthage, est à marquer d'une pierre blanche dans la carrière d'Anouar Brahem. Inoubliable...

Par Anour Hnaïne

1942. Dizzy Gillespie compose ''Night in Tunisia'', l'immortel morceau fait le tour du monde, le mariage du jazz et de la musique orientale réussit son passage. Depuis, beaucoup de musiciens et pas des moindres s'inspirent de la musique arabe, persane, turque, marocaine... Le résultat est souvent splendide, parfois lumineux, les exemples ne manquent pas.

Le luth collé au corps

D'un autre côté, bon nombre de musiciens arabes a choisi le jazz comme source d'inspiration, métissage des instruments et de langues, le genre surfe sur la vague de la World Music, qui prend tout sur son passage, de bonnes expériences, des moins bonnes et celles qui tournent court.

Le parcours de Anouar Brahem échappe au genre. Il est hors du commun, du moins dans le monde arabe : formation classique, maitrise du ûd qui lui reste collé au corps, volonté farouche de libérer l'instrument de sa voie naturelle, celle d'accompagnement du chant. Il aime répéter lui-même que sa musique reste inclassable, on veut bien le croire.

Anouar-Brahem-Souvenance

Libérer l'instrument de sa voie naturelle.

Expériences diverses avec des solistes occidentaux, musique originale, reconnaissable dès les premières notes, ça plait, le succès n'est pas loin, beaucoup de tournées. Comme nul n'est prophète en son pays, la reconnaissance viendra de l'étranger.
Il faut dire que le luthiste compositeur se produit sur des scènes prestigieuses et ajouter que, les conditions techniques, d'exécution et d'écoute y sont plus favorables. Finalement, sa musque s'impose à l'oreille tunisienne.

On n'évoquera pas ici sa longue biographie, ces derniers jours, les médias ne parlaient que de Anouar Brahem, conférence de presse, questions-réponses, affiches, passages radios, télés, journaux. Son spectacle, à l'ouverture de la 50e session du Festival de Carthage, le jeudi 10 juillet 2014, ne pouvait pas passer inaperçu. Il a été précédé d'une masse d'informations inédites ou redites : on a évoqué ses albums, ses parutions sur scène et l'importance de son spectacle attendu. Eloges à la louche et compliments sans mesure.

Francois-Couturier

François Couturier: complicité parfaite entre le piano et le ûd.

Spleen, blues, mélancolie...

''Souvenance''. Tel est le titre que donne Anouar Brahem à son nouveau spectacle. Souvenance et non pas souvenirs, parce que ces derniers sont convoqués, on retrouve en eux des conversations, étincelles, documents, alors que celle-là évoque un état permanent de contemplation, peut être de rêve, qui ne nous quitte pas.

Dit autrement, l'artiste, qui choisit «poétiquement» ses titres après composition, nous invite non pas à découvrir des moments fugitifs, mais à partager un état d'âme. Spleen, blues, mélancolie... La révolution est passée par-là.

Carthage, 10 juillet, 22h45. Théâtre plein, temps clément, public apparemment acquis, et prêt à l'écoute, le Premier ministre et des membres de son gouvernement aux premières loges, scène sobre, lumière indirecte et décor volontairement dépouillé. Aspect solennel.

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L'Orchestre de Chambre de Tallinn (Estonie) dirigé par Ristoo Joost.

Le piano est engagé, l'orchestre au fond de la scène l'accompagne en sourdine, le ton est donné, élégiaque... L'orchestre, les cordes slaves, se mettent au rythme, le saxo entre en jeu, suivi du luth, une rumeur discrète monte en arrière plan, timbre de voix multiples, à peine perceptibles, une marche de contestation, mais les sons des instruments dominent le champ.

Musique expérimentale, ou musique concrète, ça y ressemble. Brahem aborde une nouvelle étape. Il s'est lancé dans un défi plus ambitieux, périlleux même. Le ûd, qui a gagné sa haute place dans les ensembles, va-t-il perdre son âme dans cette jungle d'instruments? Le luthiste est-il allé trop loin? S'est-il jeté à l'eau sans calcul? Suspense.

Le rythme de la soirée semble bien engagé. Le public mord, témoigne de son adhésion à cette expérience et applaudit à tout rompre. Il attend la suite.

Silence. Brahem ose une pointe d'humour et présente son ensemble: au piano, un fidèle, François Couturier, deux acolytes, Klaus Gesing à la clarinette basse et Bjorn Meyer à la basse. Nouveaux arrivés, l'Orchestre de Chambre de Tallinn (Estonie), une escadre de violons, deux contrebasses, trois violoncelles, dirigé par Ristoo Joost. Tous sont vêtus de noir. Le maître est au centre...

Public-Festival-de-Carthage

Un public aux anges: longs applaudissements et éloges justifiés.

Ivresse dans les échanges

Deuxième morceau, moins tranché, plus mélodieux, moins radical, plus suave, un peu cantabile ou chantant, on retrouve la patte de Brahem : le relief du piano, la basse donne du grave, la clarinette étire son souffle, le luth d'Anouar prend le large, fugue effrénée. Une déferlante de notes, ivresse dans les échanges, respiration courtes et le silence qui précède... l'ovation du public.

D'autres pièces suivent, même tempo, beaucoup d'aisance dans le jeu, alternance entre l'orchestre et les solos, un morceau est même illustré, des images défilent sur l'écran géant, foule, médecins, brancards, en course contre la montre, contre la mort, rumeurs, un titre 'Kasserine' une semaine avant le déclenchement de la révolution. Retour rapide à la musique, heureusement le passage visuel est court, autrement ça pouvait déboucher sur un essaim de bons sentiments dégoulinants fréquemment exploités ces derniers temps et hélas appréciés par le public.

Allez contre le flux de ces bons sentiments et assumer sa démarche artistique témoigne d'une rigueur qui se raréfie par temps d'opportunisme et de populisme.

Souvenance-Anouar-Brahem-Salut

28 ans après, Anouar Brahem illumine la scène du théâtre romain de Carthage.

En ce sens Brahem donne à sa musique un second souffle anticonformiste. Il est minuit passé, cela fait 28 ans que Anouar Brahem n'est pas monté sur la scène de Carthage. ''Souvenance'' est à marquer d'une pierre blanche dans sa carrière. Nous attendrons les retombées de ce nouveau passage avec beaucoup d'optimisme. Comme ''Souvenance'' le replonge dans son passé, Anouar annonce une composition de l'époque ''Ritik ma Nâarif win'', succès éclatant, paroles de Ali Louati, chant de Lotfi Bouchnak. Ce soir, elle sera interprétée par l'orchestre. Longs applaudissements et éloges justifiés, lourds de sens.

Dehors, se tient un mini-conseil des ministres, le chef qui préside le débat est exceptionnellement Mourad Sakli, ministre de la Culture. C'était un peu aussi, son succès, jeudi soir, et celui de la directrice du Festival, la chanteuse Sonia Mbrarek : une ouverture inoubliable, digne d'une 50e session.

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