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Par-delà le simple «buzz» médiatique, l'«affaire» de l'humoriste Lotfi Abdelli, qui a beaucoup coûté à l'animateur Moez Ben Gharbia et à la chaîne Ettounsia, pose le problème des limites à la liberté d'expression.

Par Marwan Chahla

Depuis près d'une quinzaine de jours, le comédien Lotfi Abdelli n'a cessé d'occuper la une des médias. Sa vanne sur la «kémia» (amuse-gueule) de Moncef Marzouki, locataire du Palais de Carthage, continue de faire parler d'elle.

Une occasion en or pour régler des comptes

L'opinion publique, la plus étendue, est partagée: les uns s'offusquent que l'humoriste puisse, au nom de la liberté d'expression et de la créativité, dépasser «les bornes des limites» et porter atteinte au prestige de la Présidence de la République; les autres, aussi convaincus et aussi nombreux, n'en démordent pas et défendent avec force le droit des hommes de la scène à la fantaisie et à certains écarts fous...

Au passage, le journaliste Moez Ben Gharbia a été broyé, laminé et, peut-être même, brûlé...

Les téléspectateurs se souviendront toujours de cette soirée du 14 janvier 2014 où le comédien Lofti Abdelli a poussé deux invités de l'émission phare d'Ettounsia, ''9 heures du soir'' de notre confrère Moez Ben Gharbia, à quitter le plateau.

Tout le monde savait, à l'avance, qu'inviter cet artiste, avec les opinions d'humoriste qui sont les siennes et qui sont bien connues de tous, qui plus est, à une émission politique, allait lui offrir une occasion en or pour régler les comptes de ceux qui nous gouvernent. Il ne pouvait en être autrement. Lotfi Abdelli n'allait laisser échapper aucun instant de l'émission pour arracher la vedette. Ce soir-là, donc, son franc-parler caustique et son humour sciemment maladroit ont fait mouche. Le comédien a réussi à incommoder Tarek Kahlaoui et Mokdad Mejri, qui étaient invités pour parler politique.

«M. Moncef Marzouki n'est pas un ivrogne»

Le clash a eu lieu: Lotfi Abdelli a eu raison de la patience du DG de l'Institut tunisien des études stratégiques (ITES) et du journaliste d'Al-Moutawassat, une chaîne pro-Ennahdha, et les a poussés à quitter le plateau de ''9 heures du soir''.
Depuis ce soir-là, Moez Ben Gharbia n'a pas fini de payer l'addition de ce «dérapage» de Lotfi Abdelli et de faire face à une offensive quasi-généralisée contre sa manière de mener l'émission. Parce que le comédien a cru bon évoquer le penchant (vrai ou faux) du Président provisoire de la République pour la dive bouteille et la «kémia», la réaction à ce «ratage journalistique» est venue de toute part.

On a notamment assisté à une réprobation instantanée de Néjiba Hamrouni, la présidente du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), à un avertissement de la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (Haica), à des attaques d'hommes et de femmes des médias, à des critiques acerbes de politiques, aux dénonciations de Slim Riahi, «le Berlusconi tunisien», président de l'Union patriotique libre (UPL) et qui possède la moitié du capital d'Ettounsia TV, jusqu'au témoignage «cheveu-sur-la-soupe» du dirigeant du Front populaire Hamma Hammami, qui nous (r)assure que «M. Moncef Marzouki n'est pas un ivrogne».

Bref, Moez Ben Gharbia s'est trouvé, peu ou prou, seul contre la tyrannie d'une certaine bien-pensance, décide de battre en retraite et de s'effacer pour un temps...

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Lotfi Abdelli s'explique dans l'émission "Labès" de Naoufel Ouertani: il persiste et signe...

L'artiste «fautif», quant à lui, ne lâchera pas car la vanne de la «kémia» s'est avérée porteuse. Et Naoufel Ouertani, l'autre joyeux luron d'Ettounsia, a décidé de faire jouer les prolongations de ce feuilleton médiatico-politique sur le plateau de son émission ''Labès'', samedi soir, offrant ainsi à Lotfi Abdelli l'opportunité de revenir sur le mémorable incident et, indirectement, exprimant sa solidarité professionnelle (et bizertine) avec notre confrère Moez Ben Gharbia.

Pour la mise en scène de cette nouvelle offensive contre la Tunisie conformiste, le duo Ouertani-Abdelli n'a pas lésiné sur les moyens et l'inventivité. La charge commence par une introduction de Lotfi Abdelli comme étant «l'ennemi public numéro 1» qui doit être jugé: l'humoriste entre en scène menottes aux mains, escorté par deux geôlières et précédé par un caméraman et un photographe.

«Pourquoi as-tu fait cela?»

Au départ, Naoufel Ouertani adresse à Lotfi Abdelli les reproches de la Tunisie bien-pensante: «Pourquoi as-tu fait cela? Alors que tout allait bien dans le pays (le processus de la transition était presqu'achevé, la sécurité a été rétablie, le terrorisme a été complètement éradiqué et l'on a créé des emplois pour près de 99% des chômeurs), voilà que tu décides de semer le désordre et de quitter le territoire tunisien».

Ironique, le présentateur de ''Labès'' enfonce le clou accusateur de la désapprobation en énumérant une liste interminable de titres de journaux et de déclarations dénonciatrices, avant de poser une nouvelle fois la même question: «Pourquoi as-tu fait cela?»

Jouant le jeu et feignant d'être intimidé, Lotfi Abdelli prétend ne pas trouver ses mots, puis répond: «Je ne comprends pas ce qui se passe. Ou plutôt si, il y a du bon dans toute cette tempête. On a compris au moins quelque chose. On a compris, après trois ans de Révolution et tous ces beaux discours sur cette liberté d'expression acquise, que la règle de la vénération de la Présidence de la République est de retour. Cette manière de penser de l'ancien régime, cette culture a une morale, une langue, ses idéologues et ses artistes qui la défendent».

«C'est ainsi que, petit à petit, ajoute-t-il, s'installe la dictature: un artiste qui dérange devient vite inconvenant et vulgaire. Et, par conséquent, on exige de lui qu'il se taise. Un journaliste qui ose poser les bonnes questions et soulève les problèmes sérieux, on l'accuse de vol ou de je ne sais quel autre crime». « Bref, si le sort et le prestige de la Présidence de la République tiennent aux mots ''kémia'' et pois-chiches, c'est que cette institution est faible, très faible», explique-t-il.

Il coupe court à la controverse en ramenant le débat à une définition simple de la comédie: «Notre rôle d'artiste ne consiste ni à sacraliser ni à traîner dans la boue telle ou telle institution, telle ou telle personne. Moi, mon rôle d'humoriste consiste à faire rire, à faire rire le citoyen, auquel je voue beaucoup de respect. Ni plus ni moins».

«C'est de ma faute»

Entre deux ou trois autres flèches décochées à M. Marzouki («le scrutateur de plafonds» ou «l'homme qui rendrait les stylistes de la Maison Gucci dingues de ne pas pouvoir l'habiller»), Lotfi Abdelli n'a pas manqué de saisir la perche que Naoufel Ouertani lui a tendue en rappelant qu'en tant que présentateur de ''Labès'' il n'avait pas le droit de rire, allusion à peine voilée au «crime» reproché à Moez Ben Gharbia. «C'est vrai, répond Lotfi Abdelli, tout ça est de ma faute. Mon ami, et votre ami, Moez Ben Gharbia n'y était pour rien. J'assume toute la responsabilité de ce qui s'est passé ce soir-là».

Certes, pendant la trentaine de minutes de cette deuxième partie de ''Labès'', le public des téléspectateurs a pu rire à gorge déployée aux nombreuses pitreries de Lotfi Abdelli et apprécier ses railleries plus ou moins réussies, mais l'essentiel de l'affaire ne pouvait être évacué.

En définitive, ce qui est en jeu, c'est bien cette notion fondamentale de liberté d'expression: dans le cas précis, le journaliste Moez Ben Gharbia, avait-il le droit d'inviter Lotfi Abdelli et «confondre les genres»? L'humoriste Lotfi Abdelli, a-t-il le droit de rapporter ce qui se dit, à longueur de journée, dans les cafés sur notre «Tartour» national et autres «figures emblématiques» de notre transition démocratique, les Ben Toumia, Ellouze, Ben Jaâfar, Kassas, Ghannouchi, Jebali, Larayedh, Bouchlaka, etc.?

C'est de cet essentiel-là qu'il s'agit: la liberté d'expression, serait-elle une liberté surveillée? Qui la codifiera, si elle doit observer certaines règles? Ces rigueurs, accorderont-elles une marge de manœuvre assez ample pour que la créativité et l'innovation s'expriment pleinement et qu'elles puissent pousser, à chaque fois, plus loin les frontières de la réussite?

Pour l'instant, la liberté d'Ettounsia est sérieusement menacée: la chaîne privée venait à peine de reprendre du service, de remonter la pente de l'audimat et, aujourd'hui, il lui faut se passer – pendant quelque temps (?) – de son présentateur vedette, Moez Ben Gharbia, qui assurait trois prime times hebdomadaires, avec un professionnalisme inépuisable et une ligne éditoriale qui attire un public nombreux, très nombreux.

Y a-t-il complot dans la maison médiatique? Est-on en train de faire de la place chez Ettounsia à d'autres insipides, notamment Samir El-Wafi, et ouvrir grandes les portes de la chaîne à des Ahmed Chabir, Rached Ghannouchi, Sihem Badi, etc.? De la communication politique en somme à la place de l'information...