L’un des résultats les plus absurdes de la révolution du 14 janvier 2011, c’est l’émergence sur la scène politique tunisienne d’un personnage atypique, le président du parti Ennahdha, Rached Ghannouchi.

Par Béchir Turki*


Cet homme n’a pas fait grand-chose pour la chute de la dictature et se comporte depuis son retour d’exil comme le sauveur du peuple tunisien et le bienfaiteur de l’humanité. La folie des grandeurs dont il semble être atteint se lit dans ses déclarations farfelues du genre: «Le prochain congrès d’Ennahdha constituera un tournant non seulement dans l’histoire de la Tunisie, mais aussi dans l’histoire de l’humanité».

Embrassade et salamalecs entre les deux cheikhs pro-qataris.

Cette affirmation nous amène à poser une grave question: ‘‘Si’’ Rached a-t-il perdu totalement les pédales au point de considérer que le congrès d’un parti pratiquement inconnu à l’étranger et sans grande influence en Tunisie avant les élections du 23 octobre dernier constituera «un tournant dans l’histoire de l’humanité»? La réponse ne souffre aucun doute. Le type est atteint d’une intense folie des grandeurs et son état nécessite un traitement d’urgence.

Des choix politiques désastreux

Qu’a fait Ghannouchi pour son pays depuis son entrée en politique en tant que dirigeant du Mouvement de la tendance islamique (Mti), devenu plus tard Ennahdha ou la Renaissance? Il a grandement contribué aux crises politiques aiguës qu’a connues la Tunisie aux dernières années de Bourguiba en décidant de prendre le pouvoir par la force au risque d’engager le pays dans une guerre civile. Abdelfattah Mourou, qui le connaît très bien pour avoir été l’un des fondateurs et le père spirituel d’Ennahdha, lui fait assumer la responsabilité de l’emprisonnement de milliers de militants par ses choix politiques désastreux. En effet, des milliers de citoyens ont subi un lavage de cerveau en règle par ‘‘Si’’ Rached qui, utilisant la religion comme tremplin, faisait miroiter à ceux qui ont bien voulu le suivre les délices du pouvoir de ce bas-monde et le paradis dans l’au-delà. Résultat: des années de prison, plus qu’il ne faut pour détruire la vie d’un homme, et aucune assurance de gagner l’au-delà.

Le baiser du cheikh Rached sur le front de son mentor.

Dans sa vie politique, Si Rached a accumulé et continue d’accumuler des quantités effrayantes d’hypocrisie. Il n’a pas toujours été un homme de principe. Rappelons-nous le ton mesquinement flagorneur qu’il avait adopté en 1988 pour parler de l’ancien président: «ma confiance est pour Dieu d’abord, et pour Ben Ali ensuite»

Oui, ‘‘Si’’ Rached n’a jamais été un homme de principe. Sans personnalité stable et encore moins d’amour propre, il mange à tous les râteliers. Il se sent à l’aise aussi bien avec les Américains que les Français, les Anglais, les Israéliens, les Saoudiens que les Qataris. Là où se trouve son intérêt personnel, il se forge un «un principe» et engage l’action que commande la situation.

Un fervent défenseur du wahhabisme

Les intérêts bassement matériels qu’il a avec les Saoudiens et les Qataris ont fait de lui un fervent défenseur du wahhabisme, une hérésie farouchement rejetée par nos ancêtres. Il est utile de rappeler ici qu’au début du XIXe siècle, vers 1810, les Wahhabites avaient tenté d’exporter leurs idées obscurantistes en Tunisie. Le Bey Hammouda Pacha avait chargé les autorités religieuses de la mosquée Zitouna de se prononcer sur la question wahhabite. Leur réponse était sans appel: non à cette doctrine. Celle-ci fut combattue, à cette époque, par les Ottomans jusqu’à son extinction. Son réveil, pour la deuxième fois, ne fut possible que grâce au couple formé par Abdelaziz Ibn Saoud, qui s’acoquina avec l’espion anglais, le colonel John Philby, au début du XXe siècle. Leur objectif commun était de miner l’Etat ottoman d’une part, et d’autre part permettre à Ibn Saoud de reconquérir avec le glaive et le poignard le Najd (1902), royaume de ses ancêtres, et d’étendre ses conquêtes aux provinces voisines: Assir (1920), Chamman (1921) et le Hijaz (1925). L’Arabie Saoudite fut crée donc en 1925 avec la bannière wahhabite, après avoir chassé le roi Hussein de Médine, auprès duquel agissait un autre espion anglais le colonel Thomas Edward Lawrence dit Lawrence d'Arabie. Les deux Anglais travaillaient bien entendu en synchrone dans l'intérêt de leur pays et selon le plan de déstructuration de la région du Moyen-Orient établi par leur gouvernement.*

 

Ghannouchi et l'émir du Qatar.

De nos jours, l’Arabie Saoudite est une entité juridique privée, propriété de la famille Al Saoud; la famille Abdelwahhab bénéficiant de grands égards. C’est une monarchie absolue. Le roi cumule tous les pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires. Il exerce les fonctions de chef d’Etat et de Premier ministre. Le royaume ne dispose pas de budget public, mais est administré comme un domaine privé. Le roi n’a de compte à rendre à personne. Signalons l’accord d’alliance du roi Abdelaziz Ibn Saoud avec le président américain Franklin D. Roosevelt, en février 1945, qui aliéna les richesses saoudiennes dont le pétrole fut «offert» aux USA contre la protection du trône du roi.

Plus de deux siècles plus tard, ‘‘Si’’ Rached et ses «frères» salafistes tentent de reconvertir la Tunisie au courant religieux prôné par les prédicateurs saoudiens dont le plus célèbre est Ibn Baz.

‘‘Si’’ Rached est un inconditionnel de ce cheikh obtus. Il ne rate pas une occasion pour prier Dieu de lui accorder son Infinie Miséricorde, chose qu’il a obstinément refusée de faire pour Bourguiba décédé, malgré l’insistance du journaliste qui le lui demandait sur une chaîne de télévision.

Il convient de rappeler ici que la différence entre Bourguiba et Ibn Baz est à peu près équivalente à la différence entre l’obscurité et la lumière. Bourguiba a bâti l’Etat tunisien et a créé les conditions favorables pour que les Tunisiens, y compris ‘‘Si’’ Rached, puissent fréquenter l’école; quant à Ibn Baz, il traitait de mécréant quiconque ne pensait pas comme lui, que la terre était plate…

 

L'Ayatollah Ghannouchi par le peintre Hanafi.

La plupart des salafistes, «frères» de ‘‘Si’’ Rached et qui, selon lui, lui rappelaient sa jeunesse, sont des gens ignares qui ne savent ni ce qu’ils disent ni ce qu’ils font. On leur a présenté le wahhabisme comme la «voie juste» qui leur assure une place au paradis et ils ont fini par y croire sans réelle connaissance de ses fondements, compte tenu de leur niveau d’instruction à peu près nul.

La religion lui sert d’écran, son but est le pouvoir

Ce n’est pas le cas de ‘‘Si’’ Rached. Ce dirigeant islamiste, bien qu'il ait écrit quelques livres, connaît les bases et les fondements du wahhabisme et ceux des autres rites. Mais sa culture est purement religieuse, et s’arrête aux écrits et aux dogmes hérités de Abou Houraira, Moslem et El Boukari…, une culture valable durant les siècles de ces grands théologiens, mais plus aujourd’hui. A notre époque on peut comprendre l’islam bien mieux que nos ancêtres parce que les diverses disciplines scientifiques nous donnent un éclairage nouveau et adaptable à notre société actuelle. Que connait ‘‘Si’’ Rached de l’astronomie, de la physique, de l’électronique, des sciences humaines, du droit, des finances… pour pouvoir se prévaloir d’introduire la renaissance de l’islam au sens moderne et non celui de l’obscurantisme et du banditisme au nom de la religion où il veut nous plonger et la monocratie où il voudrait nous amener! La religion lui sert d’écran; son but est le pouvoir. Il crée des problèmes mineurs et puérils pour détourner l’attention du Tunisien et instaurer un climat d’insécurité et de panique, et gagner du temps. La renaissance se fait non dans des caboches vides et les livres de ‘‘Si’’ Rached, mais dans les laboratoires les plus performants et des esprits les plus éclairés.

La compromission du chef d’Ennahdha avec le wahhabisme n’est sûrement pas basée sur un engagement de principe, mais sur la même motivation bassement matérielle que celle des prédicateurs qui défilent dans notre pays et qui, à l’instar de Wajdi Ghanim, viennent semer la discorde en s’attaquant à la femme tunisienne et en traitant de mécréants les démocrates.

Le dernier d’entre eux à fouler le sol tunisien est Youssef Qaradhaoui, un Egyptien qui a quitté son pays vers le Golfe non pas pour prêcher la bonne parole, mais pour s’enrichir. Et il s’est enrichi grâce aux relations privilégiées qu’il a pu tisser avec la famille régnante à Qatar et qui a mis à sa disposition Al-Jazira, une chaîne très influente auprès des téléspectateurs arabes. Atteint d’une sénilité avancée, c’est une girouette qui ânonne ce que ses maîtres américano-israélo-qataris lui dictent en faisant taire sa conscience et sa raison.

Un musulman n’incite jamais les peuples à la haine, ni à la violence et encore moins au meurtre. Pourtant, Qaradhaoui a su franchir le rubicon lors des soulèvements populaires en Libye et en Syrie. Un cheikh ne prêche que la fraternité, le respect mutuel et la paix. Dans la sourate ‘‘La table servie’’ (V.2) il est énoncé : «Aidez-vous plutôt les uns et les autres à faire le bien, à vous rendre plus pieux envers le Seigneur, et non à commettre le mal et perpétrer l’iniquité! Et craignez Dieu». L’accueil extraordinaire que lui a fait ‘‘Si’’ Rached en dit long sur l’intimité qui lie les deux hommes. Le chef d’Ennahdha a mobilisé les cadres – on se demande de quel droit il peut disposer des fonctionnaires de l’Etat – et les militants de son parti pour aller accueillir à l’aéroport le prédicateur le plus catholique du monde arabe. Même les membres nahdhaouis de l’Assemblée constituante, qui n’ont pas encore trouvé un moment pour écrire ne serait-ce qu’un article de la Constitution que le peuple attend depuis des mois, ont trouvé tout de même le temps d’aller en masse souhaiter la bienvenue à Qaradhaoui et contempler avec tendresse le baiser que leur chef a posé sur le front de son mentor comme s’il était un héros.

Rached Ghannouchi, Calife ou Ayatollah, par le peintre Hanafi.

Et de fait, Qaradhaoui s’est proclamé héros puisqu’il a affirmé le plus sérieusement du monde que les révolutions arabes étaient sorties de sa djellaba… Sans doute a-t-il oublié qu’en 2009, il était venu en Tunisie, mais cette fois c’était pour s’acoquiner avec le régime pourri de Ben Ali qu’il a traité carrément de «protecteur de l’islam».

Oubliant les flagorneries du prédicateur cathodique envers le dictateur, ‘‘Si’’ Rached était plus loin encore en affirmant sans ciller que la «la révolution tunisienne était sortie des aisselles de Qaradhaoui». Une affirmation nauséabonde et irrespectueuse du peuple tunisien qui voit sa glorieuse révolution réduite par le chef d’Ennahdha à une odeur malsaine dégagée par les aisselles de Youssef Qaradhaoui.

Dans les années 1980-90, Si Rached était dangereux pour les jeunes tunisiens qui, par milliers, avaient connu la prison et la torture suite à des choix politiques irréfléchis. Aujourd’hui, il s’avère plus dangereux encore, car il risque de provoquer non pas le malheur de milliers de Tunisiens, mais de millions.

L’Etat tunisien: un butin de guerre d’Ennahdha

A n’en pas douter, il joue le rôle de «guide» et exerce une influence indiscutable sur le gouvernement et sur tous les membres nahdhaouis de l’Assemblée constituante pour qui l’Etat tunisien n’est rien d’autre qu’un butin à partager entre les «gagnants». Il a le dernier mot sur la nomination des ministres et des hauts responsables et trace la politique à suivre. C’est lui qui tire les ficelles de ses «frères» salafistes qu’il lâche quand il veut contre ceux qu’il estime être les ennemis d’Ennahdha, et leur intime ordre de se terrer quand il estime que le rapport de forces est en leur défaveur et qu’ils risquent d’être écrasés, comme ce fut le cas le 1er mai où aucun barbu ne s’était approché de l’Avenue Bourguiba.

C’est encore ‘‘Si’’ Rached qui est derrière la politique des deux poids et deux mesures qui consiste pour les forces de l’ordre à regarder ailleurs quand les salafistes saccagent, agressent les artistes, les universitaires, les journalistes, rendent la vie des étudiants de l’université de la Manouba infernale, confisquent les mosquées, etc., mais ces mêmes forces de l’ordre sévissent quand de simples citoyens manifestent contre la politique d’Ennahdha.

Une telle politique risque de conduire le pays vers la guerre civile et si, à Dieu ne plaise, une telle éventualité se produise, c’est ‘‘Si’’ Rached qui en sera le premier responsable. Et c’est dans ce sens que l’on est en droit de dire que cet homme est dangereux, qu’il faut absolument le raisonner avant qu’il ne fasse subir aujourd’hui au pays le désastre qu’il a fait subir à son parti dans les années 1980-90.

Actuellement ce parti serait entré en transaction avec les grandes sociétés et les riches hommes d’affaires pour les racketter en contrepartie du blanchiment des dossiers concernant leur corruption du temps de Ben Ali. Les chiffres, en millions de dinars, seraient, dit-on, conséquents. Il est à craindre que ces pénalités ne seraient pas versées aux caisses de l’Etat, mais à celles du parti au pouvoir; lequel pourrait alors mener à bien les prochaines élections et ainsi pouvoir monnayer ou acheter les voix de la frange de la population la plus fragile et la plus nombreuse, à savoir les démunis, les illettrés, les chômeurs…  exactement le même scénario adopté lors du vote du 23 octobre dernier.

Le Guide suprême sur un nuage...

Le plan de ‘‘Si Rached’’ comporte cependant le germe de l’échec. Un tsunami déferlera sur les Nahdhaouis pour les balayer à jamais.

Avec le parti Ennahdha, il n’y aura plus de république, plus d’Etat, plus d’autorité légale… mais une autocratie. Ce n’est pas la renaissance, mais la décadence! Voulez-vous un exemple. En voici: le 22 avril, on annonce la levée des scellés des anciens locaux de la Zitouna et son prochain rétablissement. C’est un fait qui paraît banal, mais qui renferme de multiples poisons. La reprise des cours aura lieu très prochainement avec la séparation des sexes d’une part et d’autre part le programme de l’enseignement teinté du courant salafiste d’Ibn Taymiya (mort en 1328) ne sera pas visé par le ministère de l’Education et celui de l’Enseignement supérieur. Ainsi l’Etat perd son contrôle sur l’enseignement religieux.

Le dernier verset de la sourate “Les Poètes’’ se termine par cette terrible semonce: «Ceux qui commettent l’iniquité sauront bientôt quel funeste volte-face sera le leur».

*- Par respect aux lecteurs, l'auteur a apporté cette correction concernant Lawrence d'Arabie.

* Ingénieur en détection électromagnétique (radar), breveté de l’Ecole d’Etat Major de Paris. Auteur de ‘‘Ben Ali le ripou’’ et ‘‘Eclairage sur les recoins sombres de l’ère bourguibienne’’.

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