Statue du commandeur, guide spirituel ou grand chef de l’ombre, Rached Ghannouchi, président d’Ennahdha, doit apprendre à s’effacer, parfois, pour ne pas porter ombrage à l’activité du gouvernement. Le pourra-t-il ?

Par Ridha Kéfi


En réponse à la polémique suscitée par sa participation au Forum économique de Davos en Suisse – car s’il a fait partie de la délégation tunisienne, cela poserait un détestable problème de confusion entre parti et gouvernement –, Rached Ghannouchi a cru devoir publier une mise au point sur sa page facebook.

L’admin de la page explique que le Forum de Davos «n’est pas une réunion officielle, mais une rencontre qui réunit des acteurs économiques, politiques et intellectuels pour étudier les grands problèmes du monde». Il précise aussi que «la présence au forum se limite à ses membres, et à certains invités choisis par son comité d’organisation.»

Big Brother is watching you

Selon l’admin, cheikh Rached Ghannouchi «a été invité par le Comité d’organisation pour prendre part à certains séminaires et activités. Et il a été invité en sa qualité de président du mouvement Ennahdha, de penseur musulman réputé, et n’a pas participé au forum comme membre de la délégation officielle de l’Etat tunisien conduite par le chef du Gouvernement Hamadi Jebali»*.


Michael Oreskes, Antonio Patriota, Hina Rabbani Khar et Rached Ghannouchi.

Voilà pour la participation du président d’Ennahdha à Davos. Cela méritait d’être clarifié. Il est très peu probable, par ailleurs, que le billet d’avion, les frais de séjour et le per-diem de M. Ghannouchi lui aient été payés par l’Etat tunisien. M. Ghannouchi ne pouvait se permettre un pareil écart, d’autant qu’il pouvait s’en passer. Ennahdha ne manque pas de moyens financiers – encore faut-il qu’il éclaire les Tunisiens sur leur provenance – et il peut assurer les frais de déplacement de son chef.

Le problème, car problème il y a, et on se doit de le souligner, c’est que la confusion, que les Nahdhaouis ont voulu éviter, a bel et bien eu lieu.

Les images de la participation tunisienne diffusée par Al Wataniya 1, la chaine de télévision publique, nous ont, en effet, montré le chef du Gouvernement serrer la main de (et donner l’accolade à) M. Ghannouchi avant les autres membres de la délégation tunisienne, et notamment Mustapha Kamel Nabli, Gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (Bct).

La signification d’un pareil geste n’a pas échappé à beaucoup de téléspectateurs. Car, que faisait M. Ghannouchi dans ce cadre-là ? N’était-il pas plus conforme au protocole officiel qu’il s’écarte au moment des salutations officielles pour, au moins, respecter les formes ou, au moins, préserver les apparences.

Rached Ghannouchi est certes le «patron» de Hamadi Jebali. C’est lui, en tout cas, qui l’a désigné pour ce poste et celui-ci lui doit une allégeance partisane. Cela on ne le sait que trop. Sauf que Hamadi Jebali est devenu chef du Gouvernement, alors que M. Ghannouchi n’est, du point de vue protocolaire, qu’un simple citoyen. Il doit donc passer après tous les membres de la délégation officielle et, a fortiori, après le gouverneur de la Banque centrale. Pourquoi a-t-il tenu à être là, au moment inopportun et à une place qui ne lui était pas destinée dans l’ordre protocolaire ?

Cette confusion est d’autant plus choquante qu’elle rappelle à notre souvenir les pratiques détestables de l’ancien régime.

Le retour du théâtre d’ombres

Il fut, en effet, un temps pas très lointain où l’on s’offusquait tous, les Nahdhaouis y compris, du fait que le chef du Rassemblement constitutionnel démocratique (Rcd, ex-parti au pouvoir) passait, dans l’ordre protocolaire, avant le Premier ministre Mohamed Ghannouchi. A la fin du règne de Ben Ali, c’est son épouse qui a pris la prééminence dans l’ordre protocolaire par rapport à tous les autres hauts cadres de l’Etat. Et cela était ressenti comme une humiliation par tous les Tunisiens, qui voyaient les symboles de la république ainsi dévoyés.

M. Ghannouchi n’est pas Leïla Trabelsi, loin s’en faut. C’est leur entrée (pour ainsi dire) par effraction, à deux moments différents de l’histoire du pays, dans l’ordre protocolaire, qui nous a inspiré la comparaison. Et celle-ci doit donner à réfléchir, surtout que les activités presque «diplomatiques» de M. Ghannouchi ne cessent de susciter des interrogations quant à la place réelle qu’il occupe au cœur de l’actuel exécutif tunisien.

Statue du commandeur, guide spirituel ou grand chef de l’ombre, Ghannouchi doit apprendre à s’effacer, parfois, pour ne pas porter ombrage à l’activité du gouvernement. Car le système républicain, qui exige la clarté, ne peut souffrir longtemps ce théâtre d’ombres qui n’a que trop duré.

Note :
* M. Ghannouchi a participé à un débat sur la «démocratie» organisé, le jeudi 26 janvier, par l’Associated Press, avec Michael Oreskes, vice-président de l’Associated Press, Antonio Patriota, ministre des Affaires étrangères brésilien, et Hina Rabbani Khar, ministre pakistanaise des Affaires étrangères. Il fallait répondre à cette question : la démocratie de style occidental est-elle encore un modèle valable pour le monde, tant qu’il puise dans tous les segments de la société et prend l’égalité sociale comme un principe central ?
«Nous n’avons pas d’autre choix autre que la démocratie», a répondu Rached Ghannouchi. Tout en affirmant que la démocratie dans le monde arabe est un «rêve» vieux de plusieurs siècles et qui a enfin l’occasion de se réaliser, il a néanmoins averti que d’énormes risques demeurent. Car, a-t-il expliqué, «le processus des élections ne suffit pas pour réaliser la démocratie. Celle-ci a besoin d’une société civile très riche. Et la démocratie sans justice sociale peut se transformer en une mafia.»