A en croire certains, le Qatar jouerait aujourd'hui un rôle de premier plan dans la gestion de la transition politique tunisienne. Il serait l'exécuteur d'un plan américain d'installer des régimes islamistes dans les pays du printemps arabe. Qu'en est-il au juste ?

Par Ridha Kéfi


La célébration officielle du premier anniversaire de la révolution tunisienne continue de susciter les débats dans les milieux politiques. On a entendu à peu près tout, et n’importe quoi… Certains dirigeants politiques, en manque de visibilité, se sont fait l’écho de radotages sur facebook. Et l’homme qui a le plus canalisé la détestation d’une partie des Tunisiens, c’est l’émir du Qatar, Hamad Ben Khalifa Al Thani, que beaucoup accusent d’être le bras politique et médiatique des Etats-Unis dans la gestion du «printemps arabe». Cette thèse résiste-t-elle à l’épreuve de l’analyse, du moins dans le cas de la Tunisie ?


Hamad Ben Khalifa Al Thani, Moncef Marzouki et Mustapha Ben Jaafar

On peut, bien sûr, trouver excessive et injustifiable l’implication de la petite monarchie gazière dans la gestion des révolutions tunisienne, égyptienne, libyenne, yéménite, bahreïnie et syrienne.

Les assiduités qataries d’Ennahdha

On peut aussi débusquer, derrière cette implication, une volonté du Qatar d’étendre son influence politique dans les pays arabes et islamiques, en comptant sur ses relais dans la région. Et, en Tunisie, le parti Ennahdha, dominant dans l’actuelle coalition gouvernementale, est considéré comme l’un de ces «relais».

Les assiduités qataries de Rached Ghannouchi, président du parti Ennahdha, sont connues, notamment ses relations avec le super-conseiller de l’émir du Qatar, le théologien égyptien Youssef El-Qaradhaoui, président de l’Union internationale des savants musulmans (Uism) dont Ghannouchi est membre.


Hamad Ben Khalifa Al Thani accueilli par la Troïka

Les relations de Rafik Abdessalem, l’actuel ministre des Affaires étrangères, et accessoirement gendre de Ghannouchi, avec le Qatar sont de notoriété publique. Avant de rejoindre son poste à Tunis, ce dernier était chef du département de recherche au centre d’études d’Al-Jazira, et donc, pour dire les choses crûment, un salarié de l’émir.

Aussi, la présence du cheikh Hamad Ben Khalifa Al Thani à Tunis, qui plus est, à un moment de grande charge émotionnelle et symbolique, la célébration du 1er anniversaire de la révolution, ne pouvait que faire grincer quelques dents...

De même, l’annonce, à l’occasion de cette visite, de la signature de protocoles d’accord relatifs à des projets de coopération entre les deux pays – traduire : des investissements et des aides du Qatar à la Tunisie –, si elle est censée être accueillie avec gratitude par les Tunisiens, ces derniers en ont conçu aussi, paradoxalement, quelque inquiétude, eu égard à tout ce qui précède.

Usa - Qatar : vrai tandem ou mythe grossier ?

Cela dit, il convient de relativiser l’influence du Qatar, et de sa chaîne Al-Jazira, en Tunisie et dans le monde arabe. Pour ce qui est de notre pays, ce ne sont pas les quelques dizaines de millions de dinars que le Qatar s’apprête à injecter dans une économie en berne qui vont influer les orientations de la transition actuellement en cours.

Sur un autre plan, les allégations de certains à propos d’un soi-disant «complot» américain, dont le Qatar serait l’exécutant, pour instaurer des régimes islamistes dans toute la région, nous semblent quelque peu légères sinon grotesques. Et cela pour plusieurs raisons.


Hamad Ben Khalifa Al Thani et Hamadi Jebali à la Kasbah

D’abord, les Etats-Unis n’apprécient pas particulièrement les mouvements islamistes. Ils les ont d’ailleurs longtemps combattus, et aujourd’hui ils ne font que s’en accommoder. Ils n’iront pas jusqu’à les soutenir contre les forces progressistes et libérales pro-occidentales.

Ensuite, s’ils ont un nouveau plan pour le Grand Moyen-Orient, les Américains n’auraient pas besoins d’un petit émirat gazier pour le mettre en route. Ils ont suffisamment de relais dans les pays-mêmes, au sein des armées et des administrations, et pas seulement des partis et de la société civile, pour y aller eux-mêmes franco. Franchement : quelle force, aujourd’hui, en Tunisie, pourrait les en empêcher ? Hamma Hammami et son Parti ouvrier communiste tunisien (Poct) ou les quelques groupuscules d’extrême-gauche et/ou nationalistes arabes, grands défenseurs des dictatures, passées, actuelles et à venir ? Soyons sérieux…

Tunisie : un Etat vieux de 3 siècles et demi

Certes, Washington n’est pas indifférent aux changements actuellement en cours en Tunisie, en Libye, en Egypte, au Yémen, et sans doute aussi demain en Syrie. Ils ont des intérêts économiques et stratégiques importants dans ces pays, liés surtout aux ressources énergétiques (disponibles pour des décennies encore dans la région) et à la sécurité d’Israël, leur grand protégé dont la greffe tarde à prendre dans la région.

Les Américains ont aussi des craintes relatives notamment à un possible renforcement du réseau Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi), toujours actif dans la bande sahélo-saharienne, et qui menace de reprendre du poil de la bête et de profiter de la moindre faille que laisseraient les dispositifs sécuritaires des les pays d’Afrique du Nord. A cet égard, les risques en Tunisie, un pays plus ou moins tenu, sont moindres qu’en Libye, où le trafic des armes s’est intensifié au cours des derniers mois. Mais même en Tunisie, le risque ne peut pas être écarté totalement.

Cependant, les responsables américains ont multiplié les visites en Tunisie pour s’assurer que les nouveaux dirigeants du pays tiennent en main la situation sécuritaire, notamment dans les zones frontalières, s’enquérir de leurs besoins dans ce domaine et les rassurer quant aux prédispositions de Washington à les aider, le cas échéant, et à soutenir la transition en cours dans le pays.

Pour cela, Washington a-t-elle vraiment besoin de Doha ? Sachant que les relations entre la Tunisie et les Etats-Unis remontent à plus de deux siècles et que la coopération bilatérale, notamment dans le domaine militaire, est très ancienne et assez développée. On sait aussi que la Tunisie a toujours eu, depuis son indépendance, en 1956, donc bien avant la naissance du Qatar, en 1971, un fort tropisme américain.

Dire donc qu’un petit émirat gazier, dont la naissance remonte à une quarantaine d’années, pourrait avoir une influence sur un pays, la Tunisie, dont l’histoire remonte à 3.000 ans et qui dispose d’un Etat central et d’une administration depuis au moins 3 siècles et demi, participe d’une ignorance crasse de l’histoire de notre pays, ou bien d’une mauvaise foi manipulatrice.

Et c’est cette seconde hypothèse qui nous semble la plus plausible, tant les affirmations à propos d’une puissance impérialiste pernicieuse appelée Qatar, qui foisonnent sur les réseaux sociaux et même dans les déclarations de certains dirigeants politiques, apparaissent d’un grotesque absolu.