Interview exclusive de Mathieu Magnaudeix, l’un des auteurs de ‘‘Tunis Connection’’, ouvrage sur les relations incestueuses entre une partie de l’intelligentsia française et la dictature de Ben Ali.

Propos recueillis par Jamel Dridi, correspondant en France


Kapitalis : Pourquoi avoir fait ce livre alors que beaucoup de choses ont déjà été dites sur ce sujet ?

Mathieu Magnaudeix : Au départ, nous n’avions pas de projet de livre. Nous étions en Tunisie dès le début de la Révolution pour comprendre ce qui se passait et faire notre métier de journaliste. Et puis il y a eu la fuite de Ben Ali que personne n’avait vu venir, surtout pas les autorités françaises.

Cela nous a interrogé, comment se faisait-il qu’un pays aussi proche de la Tunisie comme la France avec toutes ses  relations et «connections» avec le pouvoir et l’élite tunisienne a-t-il pu à ce point ne pas anticiper ce qui allait se passer ?

Qu’est ce qui a rendu aussi aveugle notre diplomatie qui se targue pourtant de bien connaître cette région et ce pays ?

Très vite, l’on s’est aperçu que cet aveuglement tirait sa source de la nature même des relations, parfois troubles, qu’entretenaient Tunis et Paris. Nous avons donc décidé d’enquêter dans ce sens.

Vous parlez d’une fin de régime surprenante tant pour la France que pour l’élite tunisienne, comment cela ?

Alors que Ben Ali fuyait la Tunisie le 14 janvier 2011, l’ambassadeur de France de l’époque, Pierre Ménat, rédigeait un télégramme le 13 janvier – c’est-à-dire la veille – à l’adresse des dirigeants français indiquant que «Ben Ali avait repris la main sur les événements et que les choses étaient sous contrôle en Tunisie».

Cela montre à quel point la France fut surprise par les événements qu’elle n’avait pas du tout anticipé ni même imaginés.

Revenons à votre façon de travailler ; comment avez-vous mené votre enquête ?

Nous sommes allés sur le terrain. Tant en Tunisie qu’en France nous avons fait plus de 110 entretiens. Nous avons essayé de démêler à la base ces relations.


Bredoux-Magnaudeix-Tunis Connection

Avez-vous eu des témoignages facilement ? Avez-vous subi des pressions, des difficultés ?

Cela est surprenant mais non nous n’avons subi aucune pression ; certes, nous avons du faire un travail classique d’investigation mais nous n’avons pas rencontré de difficultés importantes. Et phénomène que nous avons pu constater, du côté tunisien, il n’y a plus la peur qui empêchait jadis la libre expression.

Comment l’expliquez-vous ?

En Tunisie, les gens se sont mis rapidement à parler librement parce qu’ils ont compris que Ben Ali ne reviendrait plus. Tout remonte peu-à-peu à la surface. Surtout, les Tunisiens ont voulu mettre sous les projecteurs ces relations qui leur ont tant fait de mal, donnant à Ben Ali un alibi pour réprimer toute velléité de liberté.

Du côté français, il y a sans doute eu une volonté de tourner la page et, sans vouloir se dédouaner, une sorte de mea-culpa. Des personnes que l’on cite généralement comme ayant été proches du régime de Ben Ali comme Delanoë ou Mitterrand ont accepté de répondre à nos questions en toute transparence.

Quel a été le rôle de Ben Ali dans la construction de ce système de «connections» ?

Nous en parlons dans notre livre. Il avait un contrat avec la société Image 7 pour améliorer l’image de la dictature tunisienne. Cela est connu. Mais il y avait aussi l’achat de nombreux encarts publicitaires ou d’abonnement de journaux ou revues comme ‘‘les Cahiers de l’Orient’’ d’Antoine Sfeir ou du magazine ‘‘Jeune Afrique’’ de Béchir Ben Yahmed.

Beaucoup d’autres journalistes avaient des commandes de livres ou bénéficiaient de séjours sur le dos du contribuable tunisien. Ce qui est dommage c’est que ce sont ces mêmes journalistes qu’on invitait le plus souvent à la télévision et à la radio pour parler de la Tunisie. Vu leurs relations avec le régime de Ben Ali, ils n’allaient donc pas en dire du mal ce qui maintenait le Français dans l’ignorance de la terrible dictature tunisienne.

Ben Ali suivait-il cela personnellement ?

Oui, on peut dire ça. Ben Ali accordait une importance telle à son image, surtout en France, qu’il devenait littéralement fou de rage quand on le montrait lui ou son entourage de manière négative. Quand un journaliste le faisait, il prenait personnellement le téléphone pour savoir qui avait fait ça et essayer de mettre en place des mesures de rétorsion. Quand la ‘‘Régente de Carthage’’ de Catherine Graciet et Nicolas Beau est parue, les autorités tunisiennes ont appelé l’Elysée et tenté sans succès d’empêcher la diffusion du livre.

Ben Ali et son entourage ne rataient jamais une occasion pour séduire de nouveaux «ambassadeurs» médiatiques ou politiques qui montreraient une bonne image de lui dans les milieux politiques français qu’ils soient de gauche ou de droite.

A droite Jean François Copé a passé des vacances à Tozeur en 2008 payé par le régime tunisien, même si cela ne veut pas dire qu’il a défendu le régime de Ben Ali. A gauche aussi le régime menait une politique de séduction et le régime pouvait aller loin. L’exemple de Frédéric Mitterrand est édifiant. Le régime, pour son image, pouvait offrir la nationalité tunisienne en quelques secondes comme le montre cette histoire.

Quand il allait en Tunisie, Frédéric Mitterrand était systématiquement invité à déjeuner par Abdelwahab Abdallah. Une fois, Mitterrand fit part de son besoin d’avoir la nationalité tunisienne pour acheter un bien immobilier, Abdelwahab Abdallah la lui accorda sur le champ !

Mais cette politique de marketing de Ben Ali n’excuse pas le pouvoir français ?

Non pas du tout. Et pour comprendre ce qui s’est passé à ce niveau, il faut remonter plusieurs décennies en arrière. Dès la fin des années 1980, après l’exemple iranien, les pays occidentaux ont eu une peur bleue de la montée de l’islam politique et ont soutenu des régimes qui le combattaient. Sous Mitterrand, comme sous Chirac ou Sarkozy, surtout dans les années 2000, symbolisées par la guerre occidentale contre le terrorisme islamiste, Ben Ali était considéré comme un rempart face à l’islamisme. Ce qui lui a donné une légitimité forte aux yeux du pouvoir français.

Mais ce fut une erreur ?

Oui d’autant plus que la menace islamiste a été, de l’avis même de beaucoup de ces dirigeants d’aujourd’hui, surévaluée et exagérée. Ben Ali en a profité et l’alibi islamiste lui a permis de réprimer toute velléité de liberté en Tunisie.

Et le régime tunisien a su en rajouter, toujours grâce à ses connections médiatiques et politiques, pour vendre à la société française une Tunisie où la pauvreté n’existait pas, où il y avait un miracle économique, où les droits de l’homme et de la femme étaient respectés, etc. Bref, pourquoi alors remettre en question une dictature quand son peuple semble préservé du terrorisme et vit apparemment dans le bonheur et les droits de l’homme ?

Compte tenu de tout cela, le pouvoir français laissait tranquille Ben Ali et ne voulait surtout pas d’incidents avec lui. Ainsi, au sommet du pouvoir, on exigeait tant du ministère des Affaires étrangères que de l’ambassade de France qu’ils aient à tout prix de bonnes relations avec le régime tunisien.
Ben Ali était totalement libre de faire ce qu’il voulait.

Est-ce la raison du silence des différents ambassadeurs français en Tunisie face à la violation des droits de l’homme ?

Oui sans doute. Mais rappelons que certains comme Yves Aubin de la Messuzière ont tenté d’alerter le pouvoir sur les dépassements du régime de Ben Ali même s’il n’a pas été écouté.

Oui mais, à part lui, les autres étaient inaudibles ? Vous connaissez sans doute d’ailleurs l’expression de la rue tunisienne qui dit que les ambassadeurs français étaient plutôt les ambassadeurs de Ben Ali en France que le contraire ?

Oui et l’amertume de certains opposants est compréhensible. Prenons l’exemple de Pierre Ménat, ancien ambassadeur de France en Tunisie. Des opposants victimes de privations de droits l’alertaient sur leur sort sans qu’il ne réagisse vraiment. D’autres ont tenté en vain d’obtenir des rendez-vous pour le rencontrer.

Au même moment, Imed Trabelsi, dont on connait le Cv, était souvent invité, surtout quand il est devenu Maire de la Goulette, à la résidence de l’ambassadeur pour y faire la fête.

Dans ces conditions, où l’ambassadeur de France, censé représenter le pays des droits de l’Homme, ne fait pas le minimum syndical, c’est-à-dire défendre les droits de l’Homme, et en même temps recevait en France (car l’ambassade c’est la France) quelqu’un comme Imed Trabelsi, on ne peut qu’être considérablement déçu sinon plus.

Pierre Ménat a-t-il été sanctionné. Que devient-il ?

Je ne sais pas s’il a été sanctionné. Mais je ne pense pas. Il est actuellement ambassadeur aux Pays Bas.

Les choses ont-elles changé aujourd’hui et l’ambassade de France joue-t-elle son rôle ?

Si elle joue son rôle, ce n’est pas à moi de le dire. Mais ce que je sais, c’est qu’on a demandé à l’ambassadeur de discuter avec tout le monde et bien évidemment avec les dirigeants d’Ennahdha. D’être plus proche du terrain et de ne plus passer son temps dans les karaokés.

Est-il vrai que le 17 décembre 2010 – jour de l’immolation de Mohammed Bouazizi – Pierre Ménat, en compagnie de Gérard Collomb présent à cette date en Tunisie, chantait dans un karaoké ?

Oui c’est vrai même si les deux événements ne sont bien sûr pas liés et que Pierre Ménat n’en n’avait sans doute pas eu vent. Mais hélas, les calendriers sont parfois cruels. Mohammed Bouazizi s’étant immolé le matin et le karaoké ayant eu lieu dans la soirée du même jour. L’image mentale est terrible.

Quels avantages dans les grandes lignes ont été attribués et de quels ordres aux obligés français de Ben Ali ? Sommes d’argent, hôtels, maisons offertes, quels autres types de services ?

Nous avons enquêté sur la question mais n’avons pas découvert de valises pleines d’argent ou de cadeaux extraordinaires. Quand à l’histoire de la maison offerte, comme il a été dit dans un câble de Wikileaks, nous n’avons trouvé aucune information qui le confirme. Mais c’est très compliqué de prouver ce genre de choses et si nous n’avons rien trouvé cela ne veut pas dire que cela n’a pas pu exister.

Je pense que les avantages étaient moindres. Comme des séjours hôteliers, des achats d’encarts publicitaires. Mais ce qui justement a fait la force de ces avantages c’est que les bénéficiaires furent nombreux au point tel qu’il y a eu un maillage médiatique et politique important. Si l’on devait donner une image, du fait de leur grand nombre, dans tous les milieux d’influence, Ben Ali a eu des petits ambassadeurs un peu partout.

C’est donc la multiplication des communications favorables à Ben Ali à la télé, dans la presse, dans la classe politique, etc., qui a donné sa puissance au système.

A l’avenir, êtes-vous optimiste sur l’établissement de relations franco-tunisiennes plus saines ?

Oui et non.

Du côté tunisien, oui lorsque l’on voit que la presse sort désormais les affaires et que certains dirigeants tunisiens disent que la Tunisie veut être traitée d’égal à égal avec la France, que la françafrique est finie, etc.

Non lorsque je vois des hommes d’affaires, qui se sont enrichis sous Ben Ali, qui ont été partie prenante de ces relations incestueuses franco-tunisiennes, qui les ont encouragées en offrant des cadeaux aux politiques et journalistes français, qui, aujourd’hui, ne se sont toujours pas expliqués sur cette question et qui, pour certains, en plus, se montrent comme des révolutionnaires de la première heure sans que personne ne s’y oppose vraiment.

Du côté français. Oui lorsque l’on voit le message délivré au Quai d’Orsay disant clairement qu’il fallait désormais appréhender la réalité du terrain et discuter avec toutes les composantes du pays et non plus seulement avec une certaine élite.

Non lorsque l’on voit par exemple comment les migrants tunisiens ont été traités en France. Au moment où il aurait fallu un peu faire oublier ces relations troubles franco-tunisiennes par un accueil disons moins agressif des migrants tunisiens en France, on a envoyé le message contraire au peuple tunisien en oubliant un peu vite que ces migrants surdiplômés qui fuyaient la Tunisie n’étaient au fond que le fruit du mensonge du miracle économique du régime de Ben Ali que la France a soutenu pendant si longtemps.

Allez-vous venir en Tunisie présenter votre livre ?

Oui, nous serons en Tunisie entre les 11 et 13 janvier pour présenter notre livre et répondre aux questions des lecteurs et lectrices tunisiennes.

‘‘Tunis Connection’’, de Lenaig Bredoux et Mathieu Magnaudeix, éditions du Seuil. Sortie  le 5 janvier 2012.

Lire aussi :
‘‘Tunis Connection", un ouvrage sur les réseaux français de Ben Ali

 

Photo de la bannière : l'ancien ambassadeur de France en Tunisie Pierre Ménat.