Vingt ans après la mort suspecte de l’étudiant Fayçal Baraket dans les geôles de la police, l’affaire traîne encore. Qui protège les tortionnaires ?

Par Zohra Abid


 

Jeudi matin, dans une petite salle archi comble au 3e étage du 26 rue d’Angleterre de Tunis, des hommes et des femmes sous le choc de ce qu’ils ont entendu. Des témoins et des avocats sont revenus sur la mort de Fayçal Baraket à l’âge de 25 ans. C’était le 8 octobre 1991 dans les caves du poste de police de Nabeul. Soutenue par des avocats et des Ong, la famille a porté plainte en 1994 auprès du Comité des Nations unies contre la torture (Cat). Entre-temps, les hommes de Ben Ali ont exercé des pressions sur les témoins. Puis détruit les archives pour classer définitivement les affaires de torture. Après le 14 janvier, il y a eu des démarches auprès du ministère de l’Intérieur. Sans suite.

Retour sur une période sombre

Avec la Mission Tunisie du Réseau euro méditerranéen des droits de l’Homme (Remdh), l’Organisation mondiale contre la torture (Omt) et l’Organisation contre la torture en Tunisie (Octt), le Conseil national des libertés en Tunisie (Cnlt) et d'autres ont répondu présents. Tous ont parlé du cas Fayçal Baraket, la plus ancienne plainte devant le Cat. En 2009, l’affaire est passée 4 fois devant le juge d’instruction de Grombalia, y compris après le 14 janvier. Et toujours rien. Les archives ont été détruites.


La mère du défunt avec Me Radhia Nasraoui

La mère du défunt, Khira El Materi, courbée sur ses soixante-dix ans, le regard perdu, dit que son seul souhait avant de quitter ce monde est de voir comparaître devant la justice ceux qui ont tué son aîné. «Pour me faire croire que Fayçal est en fuite, la police a arrêté et torturé pendant six mois son frère Jamel pour qu’il leur indique l’endroit où se cachait son frère. Un soir, à 2 heures du matin, on est venu m’annoncer la mort de Fayçal dans un accident de la route alors qu’il conduisait une voiture ivre mort. Là, j’ai compris le danger et leur vérité fabriquée», se souvient la maman du cher défunt, arrêté pour avoir distribué des tracts à la fac. Ce qui l’agace le plus, aujourd’hui, c’est que les meurtriers de son fils sont libres dans la nature.

Tortionnaires, magistrats, médecins...

«Pour identifier la cause de la mort, on nous a proposé dernièrement d’exhumer le corps de Fayçal et de le soumettre à l’autopsie. Désolée», ajoute la maman. Elle se justifie : «Comme on nous a menti sur sa mort avec la complicité des médecins, le prochain rapport va correspondre à celui qu’a conclu Ben Ali».

Appuyant cette même thèse, Me Radhia Nasraoui a passé en revue les circonstances atroces de la mort du jeune homme. Dans sa plaidoirie, l’avocate a même dénoncé les magistrats assermentés qui ont vendu leur âme au diable. «Attention, ce n’est pas terminé. Le ministère de l’Intérieur continue à torturer. Rappelez-vous de ce qui s’est passé à la Kasbah III. Il y a complicité entre l’appareil sécuritaire et le gouvernement actuel», a-t-elle enfoncé le clou.


Mohamed Guesmi se souvient...

Omar Mestiri du Cnlt, soutenant Me Nasraoui, a rappelé, lui aussi, que toutes les énergies techniques et financières du temps de Ben Ali étaient destinées à étouffer la vérité et ça continue encore aujourd’hui.

«Nous avons remis à Farhat Rajhi, alors qu’il était ministre de l’Intérieur, des documents pour consulter les archives de son ministère. L’homme est parti et les archives ont disparu. Un expert allemand est venu pour faire un état des lieux. Il a découvert des murs fraîchement peints et aucune trace d’anneaux de torture», a-t-il renchéri. Selon lui, le gouvernement actuel continue à cacher la vérité et refuse de faire un effort pour éclaircir cette page noire de la Tunisie.

«Nous avons donné au Conseil de l’Ordre des médecins les noms des docteurs ayant validé la mort de Fayçal comme étant par accident. Je demande aux médias d’aller creuser dans cette affaire», a suggéré M. Mestiri, par ailleurs directeur de radio Kalima.

Me Oussama Bouthelja voit qu’il y a encore un black-out total sur les affaires de torture. «Les médecins qui se sont associés au régime de Ben Ali sont aussi des tortionnaires et ils doivent être jugés, tout comme ceux qui ont tué», lance l’avocat.

Des techniques cruelles de torture  


Toumi Hamrouni a du mal à retenir ses larmes

Lors de cette rencontre, plusieurs noms de médecins complices avec le ministère de l’Intérieur ont été évoqués. Les noms de juges aussi. Tout a été balancé.

Alors qu’on a monté de toutes pièces l’histoire de la mort de Fayçal, il y a eu, à cette époque-là, des témoins survivants. «Ce qu’ils nous ont fait est pire qu’à Guantanamo. Mis à poil, matraque enfoncée dans l’anus, interrogés après 2 heures du matin par des personnes ivres, suspendus en position de ‘‘poulet rôti’’, les testicules tirées par une ficelle, assis sur une bouteille et battus», raconte Mohamed Guesmi, qui était lui-même incarcéré à la même période. «Le soir où on a torturé jusqu’à la mort Fayçal, on m’a fait venir pour le voir dans une position humiliante, j’ai craqué. J’ai entendu dire un tortionnaire à son collègue de continuer, et que ce n’était pas assez. Le lendemain, j’ai appris qu’il était mort», raconte encore Mohamed Guesmi. Le récit à été confirmé par Toumi Hamrouni, un sociologue membre du mouvement Ennahdha. D’autres témoignages encore plus noirs ont suivi. Tous se rappellent, comme si c’était hier de leurs tortionnaires. «Le même tortionnaire (...) qui a tué Fayçal, dans la même place, avec la même méthode, a donné une semaine après la mort à Rachid Chammakhi. Nous étions là», a ajouté un autre.

Gouvernement démissionnaire ou complice ?

Selon Me Nasraoui : plus de 108 meurtres sous la torture dans les prisons. Ceux qui ont échappé à la mort sont aujourd’hui soit handicapés, soit détruits dans leur âme. «Nous voulons que justice soit faite. Nous comptons sur ce gouvernement pour qu’il y ait punition sinon il n’y aura pas de réconciliation, ni de transition vers la démocratie. Il faut qu’il y ait une volonté», insiste M. Mestiri. Pour la représentante du Cat, la Tunisie a longtemps violé les articles 12 et 13 de la Convention de Genève. «Une enquête impartiale sur les affaires de torture s’impose. Il faut réhabiliter les familles et les victimes. Pour rompre définitivement avec le passé, il faut punir, c’est indispensable pour la transition. Sinon la Tunisie ne changera pas», a-t-elle averti.