Dans un contexte politique marqué par la méfiance, la suspicion et même la peur, les partis, qu’ils soient islamistes ou sécularistes, devraient révéler le type de constitution qu’ils envisagent pour la Tunisie. Par Muqtedar Khan*


J’ai été à Tunis la semaine dernière (24 et 25 juin, Ndlr) pour participer à une conférence qui a réuni les principales tendances politiques désormais en compétition pour le pouvoir en Tunisie. Plusieurs chercheurs américains, spécialistes des transitions démocratiques ou d’islam politique étaient également là. La conférence était organisée par le Center for the Study of Islam and Democracy (Centre d’étude de l’islam et de la démocratie), think tank basé à Washington D.C. qui œuvre, depuis plus d’une décennie, à promouvoir la démocratie dans le monde musulman.

Les craintes suscitées par Ghannouchi et son parti
Cheikh Rached Ghannouchi a participé à la conférence. Il a parlé de sa vision de la Tunisie et de l’importance de reconnaître les longues et durables traditions non laïques des sociétés musulmanes. M. Ghannouchi, qui était en exil à Londres, est de retour en Tunisie après la révolution de jasmin, et il s’est déjà imposé comme la voix la plus dominante dans la politique tunisienne et son mouvement, Ennahdha (Renaissance) devrait être l’un des plus importants, sinon le plus important, parmi les acteurs de l’Assemblée constituante qui rédigera la nouvelle constitution de la Tunisie libre. Les élections pour cette Assemblée sont prévues pour le 23 octobre 2011.
Beaucoup d’intellectuels laïques et de politiciens en Tunisie craignent que M. Ghannouchi et son mouvement utilisent le processus démocratique dans le pays pour le transformer en un Etat islamique et s’attaquer aux libertés civiles et politiques de ceux qui ne partagent pas leur vision islamiste.
La Tunisie a fait des progrès considérables en accordant aux femmes des droits égaux et il y a une véritable crainte chez les jeunes femmes qu’Ennahdha puisse demander un jour à transformer la Tunisie en un autre Iran.
Inutile de dire qu’Ennahdha et ses leaders démentent ces allégations qui suscitent la peur, et soulignent qu’ils sont juste un parti différent, bien qu’il mette davantage l’accent sur le fait que la Tunisie est un pays musulman et pense que les valeurs islamiques peuvent contribuer beaucoup à mettre un peu plus de sagesse dans la gouvernance politique.
Le succès de Recep Tayyib Erdogan et de son Parti de la Justice et du Développement (Akp) en Turquie a donné espoir aux partisans de la laïcité que les partis islamistes peuvent prospérer dans un contexte démocratique sans remettre en cause ou en danger la démocratie. Ce succès a également donné de la légitimité à la feuille de route des partis islamistes. Est-ce qu’Ennahdha peut être un autre Akp, ou Ghannouchi va-t-il se retourner contre la démocratie, une fois qu’il en a bénéficié pour accéder au pouvoir? Tout le monde cherche une réponse à cette question. La situation avec les Frères musulmans est plus ou moins similaire, même si le contexte égyptien est beaucoup plus compliqué que celui de la Tunisie.

L’écart entre Ghannouchi et sa base sociale  
Rached Ghannouchi est différent des autres islamistes. Il a bénéficié de l’asile politique accordé par la Grande-Bretagne. Ayant vécu de longues années dans une démocratie libérale, il comprend comment celle-ci fonctionne, et nous espérons maintenant qu’il a reconnu et compris ses vertus. Il a rompu avec d’autres tendances islamistes et a, dans le passé, plaidé pour un pragmatisme idéologique. Il a, par exemple, rejeté l’idée de tuer les apostats religieux, accepté la nécessité de nouer des coalitions et exprimé la volonté des islamistes tunisiens de partager le pouvoir avec les non-islamistes. Parmi tous les partis islamistes qui, comme les Turcs de l’Akp, soulignent le fait qu’ils ne sont pas islamistes, celui de Rached Ghannouchi apparaît comme le plus compatible avec la démocratie.
Mais beaucoup de ses détracteurs, en particulier en Tunisie, n’en sont pas encore convaincus et des allégations de «double discours» lui sont souvent faites.
L’argument est qu’il dit une chose quand ce sont les partisans de la laïcité et de l’Occident qui l’écoutent, et toute autre chose quand il parle à ses adeptes. Les critiques soulignent également qu’étant donné son expérience et sa formation, il peut être véritablement un démocrate et même un libéral, mais la base d’Ennahdha et sa filiation sociale et idéologique ne le sont pas forcément, comme en témoignent les sentiments antidémocratiques fréquemment exprimées par beaucoup de ses jeunes dirigeants. M. Ghannouchi concède que son parti serait bien inspiré d’unifier davantage son message.

Une très mauvaise communication
Lors de la séance des questions et réponses, j’ai posé à cheikh Rached la question suivante: si vous gagnez une partie importante des sièges de l’Assemblée constituante, est-ce que l’un de vos principaux objectifs, en plus d’encadrer la Constitution, serait aussi de protéger les droits de ceux qui n’ont pas voté pour vous? Seriez-vous capable de faire cela? Pourquoi n’essayez-vous pas de calmer les craintes et les soupçons sur vos intentions en publiant votre projet de constitution avant les élections? Afin que tout le monde sache ce pour quoi Ennahdha se bat.
J’ai été déçu par sa réponse. J’espérais quelque chose du genre – «Quelle bonne idée, nous allons publier un projet de constitution avant les élections», ou «Nous y avons déjà pensé et sommes en train de faire exactement cela.» Mais tout ce qu’il a dit, c’est qu’Ennahdha n’ira pas aux urnes sans programme et que 150 professeurs d’université planchent actuellement sur l’élaboration du programme en question. En revanche, il n’a fait aucun commentaire sur ce que lui et son parti sont disposés à partager dans la nouvelle constitution tunisienne. Il n’a pas exprimé, non plus, d’engagement à défendre les droits de ceux qui ne votent pas pour Ennahdha.
J’espère que le peuple tunisien exigera de tous les partis politiques, les islamistes et les non islamistes, une version du type de constitution qu’ils envisagent pour la Tunisie. Au moment où le contexte politique est marqué par la méfiance, la suspicion et même la peur, la publication d’un engagement des partis politiques sur certains principes fondamentaux avant les élections permettra de réduire les tensions et de renforcer leur coopération.
Comme le printemps arabe est en train d’essaimer dans toute la région, un pareil engagement pourrait aider à réduire les soupçons de ceux qui ont du mal à admettre que les islamistes croient à la démocratie et œuvrent pour son établissement. Ces engagements les obligeront également à respecter les principes démocratiques au moment où ils vont se mettre à la rédaction des constitutions.

Traduit de l’anglais par Imed Trabelsi

Source: ‘‘Huffington Post’’.

Titre original de l’article : ‘‘Islamists and the Problem of Double Discourse’’.

* Les titres et intertitres sont de la rédaction de Kapitalis.

* Dr. Muqtedar Khan est professeur agrégé à l’Université du Delaware et Fellow de l’Institut pour la politique sociale et la compréhension. Son site web : Ijtihad .