Le barreau, la religion, l’art, la culture et la famille laissent encore du temps à Abdelfattah Mourou de faire aussi de la politique. Avec l’âge, le militant s’est assagi. Ennahdha, est-ce déjà du passé? Oui et non... Par
Zohra Abid


Ceux qui côtoyé Abdelfattah Mourou dans les années 1960-1970 et 1980 au lycée, sur les bancs de la fac ou pendant ses premières gloires politiques, se souviennent d’un autre personnage. Aujourd’hui, ils constatent que l’homme a mûri. Il a fait son autocritique et regarde le monde autrement.

Raconte-moi Ennahdha!
«Le Mouvement de tendance islamique (Mti), devenu par la suite Ennahdha, c’est moi qui l’ai fondé. Rached Ghannouchi a rejoint le groupe plus tard. Au début, notre esprit était intimement lié à celui des frères musulmans d’Egypte. Nous nous sommes détachés peu-à-peu et nous avons fini par tracer notre propre voie. Nous avions une autre vision en politique», dit M. Mourou, comme s’il a des choses à reprocher à ses premiers engagements. «Au début, on croyait à une idéologie. C’était la jeunesse, c’était comme ça», ajoute-t-il.
A cette époque, les islamistes étaient suivis et caftés sous Bourguiba. Le moindre agissement leur coûtait cher. «J’ai senti le grand danger. J’ai quitté le pays, contraint», raconte l’avocat. Destination: l’Arabie saoudite où il a dû travailler, pendant deux ans, en tant que conseiller juridique dans la Ligue du monde musulman. «C’était les années sombres, de fin de règne de Bourguiba. On ne pouvait pas respirer. Zine El Abidine Ben Ali s’est emparé du pouvoir fin 1987. Jusqu’en 1988, ça allait comme-ci, comme ça. Le ciel nous est tombé sur la tête en 1991. Il nous a posé un piège», se souvient le militant. Il ajoute: «De 1991 à 2011, il a expédié en prison 30.000 militants d’Ennahdha. Plus de 25 personnes mortes sous la torture».
En se rappelant de ces tristes réalités, les yeux de Mourou ont rougi, devenus plus vifs. Impossible de l’arrêter de parler. Ennahdha a été quand même impliqué dans plusieurs actes terroristes, n’est-ce pas? Réponse de l’islamiste: «Oui. Il y a eu l’affaire Bab Souika: on a accusé Ennahdha d’avoir incendié la cellule locale du Rcd, il y a eu un mort. C’est monstrueux. Mon Dieu, c’est horrible. J’ai demandé tout de suite au mouvement, notamment Ali Lâaridh et Hamadi Jebali, un éclaircissement. On ne m’a pas répondu. Je me suis retiré définitivement du parti. J’étais le leader et j’ignorais tout! Pas possible».

Erreur n’est pas compte
Malgré ce passé agité, Me Mourou cherche des circonstances atténuantes à ses camardes. «Les prisonniers d’Ennahdha ont commencé à être libérés entre 2000 et 2001. Mais ils étaient poursuivis partout. Avec une ambiance pareille d’étouffement, le mouvement ne peut pas mener une enquête. Comment peut-il encadrer et contrôler des gens quand on est dans la clandestinité. N’empêche, n’importe quel parti doit faire son autocritique pour voir mieux, pour avancer. S’il a fauté, il le dit, il explique aux gens les raisons, c’est un minimum... Rien de cela n’est arrivé», déplore Mourou, visiblement ulcéré par l’inconséquence de ses anciens camarades de combat. Il leur a demandé des explications.


Mourou à la salle d'embarquement de l'aéroport de Tunis-Carthage.

«En prison, ils ont torturé nos hommes, ils en ont aussi tué», lui ont-ils répondu. «Je sais que c’est la base qui a agi seule et fauté. Je sais que les chefs n’auraient jamais laissé faire des actes pareils. Ce n’était pas la ligne d’Ennahdha. N’empêche, il faut demander pardon au peuple, dire que c’était des jeunes qui ont réagi seuls et condamner clairement la violence. De toutes les façons, que l’on ait été torturés ou pas, on n’a pas le droit se venger de la sorte. Ce n’est pas une raison et nul n’a le droit de tuer», ajoute Mourou, le ton amer.     
Dans le tableau sombre d’Ennahdha, il n’y avait pas seulement l’affaire de Bab Souika, celle du Kram a marqué aussi la mémoire. «De quel droit arroser le visage d’un homme au vitriol? Il est vrai que l’imam Brahim Ouerghi n’a pas cessé d’insulter les islamistes. Mazgarichou a commis cet acte criminel, odieux. C’était un acte isolé», dit Mourou.
Les islamistes d’Ennahdha n’étaient pas à leur dernier acte criminel, il y a eu aussi, à l’époque, l’affaire de Monastir? Réponse de l’avocat: «C’était Boudagga et deux autres qui ont jeté, en 1985, une bombe de fabrication locale dans un hôtel à Monastir. Une Anglaise a perdu la jambe. Ils ont été condamnés à mort et exécutés, c’était à l’ère de Bourguiba».

L’avocat des "diables", mais jamais des activistes violents
Mourou trouve toujours les mots qu’il faut, des circonstances atténuantes pour expliquer les actes de ses anciens camarades à défaut de pouvoir les justifier. «Ces actes désespérés s’expliquent par le poids de la répression et de la clandestinité. Le mouvement ne pouvait pas tout contrôler, alors qu’il ne sort jamais au jour. Le bureau ignorait ce que projetait de faire la base. Puis, à  l’époque, c’était de l’idéologie pure et dure. Ça veut dire de l’obstination, de la folie. Quand on est jeune, on est plus enclin à perdre le nord sous l’effet d’une idéologie».
Allez-vous fonder un parti? «A un certain moment, j’y ai pensé», avoue M. Mourou. Il s’empresse cependant d’ajouter : «A voir le nombre de partis, je suis revenu sur ma décision». Va-t-il donc revenir dans le giron de sa famille naturelle, Ennahdha? «Non !», répond l’avocat. Nous insistons en lui faisant remarquer qu’il continue de défendre ce parti bec et ongle! «Je veux être tout simplement indépendant. Je tiens à mon indépendance. N’importe qui m’invite, je réponds à l’appel, mais je ne représente personne. Je parle en mon nom, librement et indépendamment de toute considération», répond-t-il. Plus qu’une simple prudence, on sent chez lui comme un besoin de sérénité, et de solidarité avec tous les Tunisiens.


Le téléphone n'arrête pas. Mourou n'est pas du genre à ne pas répondre.

Cela dit, M. Mourou avoue garder un faible pour le parti qu’il a créé. «Ennahdha est contesté par d’autres partis. Il y aura dans la constituante au moins 80% de voix contre ce parti et toutes les lois le prendront pour cible», anticipe-t-il. Ici, l’homme fait allusion au boycottage d’Ennahdha au sein de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution. Selon lui, il y aura certes des partis qui vont faire alliance avec Ennahdha, mais ils sont encore petits pour espérer faire le poids. «Tout ceci n’est pas bon. Ça encourage les gens à être hors-la-loi. D’ailleurs Hizb Ettahrir va sauter sur l’occasion pour dire : ‘‘Voilà la démocratie que vous cherchiez, elle ne vaut rien’’. Ces extrémistes barbus vont trouver la faille pour s’acharner sur la liberté des personnes», ajoute-t-il.

Pas touche au statut de la femme!
Vous avez une idée sur le financement d’Ennahdha? «Oui, chaque personne participe avec 5% de son revenu, c’est ce qu’on m’a dit», répond M. Mourou. Il  nie cependant fermement le financement étranger, ni du Qatar ni d’ailleurs! «Jamais! Les gens sympathisent avec Ennahdha. Car, c’est un mouvement qui a trop souffert. Il était contesté sans preuves. Il faut qu’on soit équilibré dans les institutions sinon ça va aider les gens à devenir des idéologues», prévient celui que l’on affuble parfois du titre religieux de cheikh par allusion à ses qualités de prédicateurs et d’imam. Selon lui, l’idéologie pousse à l’extrémisme. Et pour éviter cette dérive, il faut donner l’occasion à tout le monde de participer au développement de la société civile. «Il faut les mettre devant le fait accompli, dit-il. Je vous donne un exemple, si vous donnez demain une responsabilité à l’un de ces idéologues, dans une mairie quelconque, il va être confronté à la réalité et va vite changer. Il composera, certes, avec la société. Il n’a pas le choix et il remettra les pieds sur terre».
A combien estimez-vous les sympathisants d’Ennahdha? La question est directe. La réponse également: «40% de la population voteront pour ce parti». Hésite-il encore à s’engager avec cette force politique montante? Nullement, car, explique-t-il, il n’est pas avec Ennahdha. «Pour être clair, je ne me suis pas engagé, ni avec Ennahdha ni avec un autre parti. Je veux rester indépendant», précise-t-il. Et de poursuivre: «Je n’ai pas à imposer un nouveau style de vie aux Tunisiens. On ne peut pas changer une société islamique développée. C’est comme ça la Tunisie. Je veux la dignité sociale et économique pour mon pays et j’appelle à la liberté des gens».
Selon l’ancien juge, le rôle d’un parti, ce n’est pas d’imposer un mode de vie ou les valeurs d’une religion, ce travail est l’affaire des institutions, des écoles, des éducateurs. «Un gouvernement, c’est pour gouverner et respecter les libertés. Nous n’avons aucun droit sur la femme pour qu’elle mette le voile ou ne pas le mettre. Il ne faut jamais toucher à son statut. Moi, enfant de Halfaouine et avocat, ça ne me dérange pas, non plus, de parler à un alcoolique, un bandit ou de m’occuper de l’affaire d’une prostituée ou d’un drogué. C’est le peuple et chacun est libre de sa vie», affirme l’avocat dans ce qui s’apparente à des confessions d’un islamiste… libéral.
Nous demandons à M. Mourou ce qu’il pense de certaines personnalités de la scène politique tunisienne. Ses réponses n’en sont pas moins directes. «Moncef Marzouki est bon. Et même très bon. Je le respecte. Pourvu que le peuple l’adopte». Et Mustapha Ben Jaâfar? «Oh, c’est un militant et il est intègre. Je le respecte beaucoup lui aussi. Il met de l’avant les intérêts de son pays».
M. Mourou pense que la Tunisie pourrait s’en sortir, mais il ajoute un bémol: «Sans l’indépendance de la magistrature et la liberté de la presse, le pays n’avancera jamais. Ce sont les deux indicateurs de la liberté, de la transparence, de l’équité, de la démocratie et du développement. Ces deux institutions n’ont pas à être soumises à l’Etat. Pour qu’ils soient mieux protégés contre la tentation de la corruption, les juges doivent être mieux payés, les journalistes aussi.

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