A en croire ses avocats, Ben Ali n’aurait pas d’avoirs à l’étranger et les procès qui lui sont intentés sont «une mascarade». Si ça se trouve, l’ancien président serait blanc comme neige…
Par Ridha Kéfi


Imperturbable, l’homme qui a gouverné sans partage la Tunisie 23 ans durant, mettant en coupe réglée des pans entiers de l’économie du pays, fait dire aujourd’hui par ses avocats qu’il est un «bouc émissaire» et que les procès instruits à son encontre ne sont «qu’une mascarade dont le seul sens est d’illustrer une rupture symbolique avec le passé». Traduire: il n’y a pas eu de révolution populaire, pas de martyrs, pas de sang versé, mais une révolution de palais, où ils auraient été sacrifiés, lui et ses proches, comme des boucs émissaires.

Un plaidoyer pro domo
Si ça se trouve, l’ancien président serait blanc comme neige, victime d’une machination diabolique qui l’aurait poussé à s’enfuir, le vendredi 14 janvier 2011, à la tombée de la nuit, comme un vulgaire malfrat, dans un avion vers l’Arabie saoudite, laissant son pays à feu et à sang.  
De la part d’un homme dont les innombrables crimes sont notoirement connus et relativement bien documentés, ce plaidoyer pro domo ferait sourire si la révolution tunisienne n’a pas été marquée par des drames dont tous les Tunisiens, et pas seulement les familles des martyrs, continuent de subir les douloureuses conséquences.
Avant de revenir aux faits, nous voudrions poser ici quelques questions qui pourraient nous aider à comprendre la psychologie de Ben Ali et ses ressorts les plus secrets: pourquoi a-t-il décidé de faire entendre sa voix maintenant, après quatre mois et demi de silence? Que s’est-il passé, entre-temps, qui l’a poussé à rompre le silence dans lequel il était confiné? Attendait-il, pour sortir du bois, le jour où la justice se déciderait enfin à instruire son procès? Auquel cas, espérait-il vraiment échapper au box des accusés? Pourquoi, lorsque ses proches collaborateurs et même certains membres de son clan ont été déférés devant la justice, a-t-il gardé le silence?
L’égocentrisme de l’ancien président voire son égoïsme est trahi par chacun de ses actes. La preuve: Ben Ali ne défend même pas le bilan de son long règne, ni même son régime et encore moins ses collaborateurs et ses proches. Il ne défend que sa petite personne. La seule qui a toujours compté à ses yeux, et la seule qui compte encore aujourd’hui. On remarquera aussi, en passant, qu’il n’a jamais eu de mot, ni lui ni ses porte-voix, à la mémoire des martyrs de la révolution: et cela, les Tunisiens – et après eux les juges – ne manqueront d’en tenir compte.
La contre-attaque de l’ex-dictateur s’est opérée en deux temps. Vendredi dernier, Me Akram Azouri, a affirmé que Ben Ali n’avait «aucun bien en dehors de la Tunisie». C’est, donc, aux autorités judiciaires tunisiennes d’apporter la preuve du contraire. L’avocat libanais de renom, qui va assurer la défense de Ben Ali – et de Ben Ali seul – devant les tribunaux tunisiens et internationaux, a affirmé avoir commencé à prendre des «mesures» pour dénoncer la «médiatisation» des décisions de gel des avoirs de l’ex-président dans plusieurs pays, assurant que Ben Ali n’avait «aucun bien en dehors de la Tunisie». «Si ces autorités ne disent pas de quels avoirs il s’agit, c’est considéré comme un acte de diffamation», a-t-il ajouté, menaçant.

Les perquisitions de Sidi Bou Saïd et Carthage en question
Lundi, ce fut au tour de l’avocat parisien de l’ex-dictateur de monter au créneau. «Lassé (du) rôle de bouc émissaire reposant sur le mensonge et l’injustice, le président Ben Ali sort exceptionnellement de sa réserve», explique son Me Jean-Yves Le Borgne, dans un communiqué transmis à l’agence Afp. Selon l’avocat français, «les perquisitions effectuées dans ses bureaux officiels et personnels ne sont que des mises en scène destinées à le discréditer» et «le procès que la Tunisie instruit à son encontre n’est qu’une mascarade dont le seul sens est d’illustrer une rupture symbolique avec le passé».


Me Jean-Yves Le Borgne, l’avocat parisien de l’ex-dictateur.

L’ex-président affirme également par le biais de son avocat parisien «qu’il ne possède ni biens immobiliers ni avoirs bancaires en France, non plus que dans un autre pays étranger». «L’opinion, souvent guidée par la presse, s’est enfermée dans un manichéisme élémentaire selon lequel le régime politique tunisien d’hier est responsable de tous les maux et coupable de tous les crimes», déplore encore l’avocat. «Ainsi cultive-t-on la haine envers le président Ben Ali et ceux qui, parents ou collaborateurs, ont été à ses côtés», poursuit-il, estimant que «cette détestation et ce culte du regard en arrière tiennent lieu de légitimité au pouvoir transitoire et confus actuellement en place» en Tunisie.
Que le gouvernement transitoire actuel soit «confus», on peut, sur ce point, donner raison à l’ex-président. En son temps, il est vrai, tout était clair et tranché… dans le vif. Que ce gouvernement soit encore incapable de rompre avec le passé, cela on ne le lui fera pas dire. Ne sont-ce pas ses sbires, qui hantent encore toutes les sphères de décision, des coulisses de l’administration au milieu des affaires, et du monde des médias à celui de la justice, qui sont en train d’empêcher la rupture avec ce passé dont tous les Tunisiens gardent un ineffable souvenir?

Pour un procès exemplaire
Mais là où l’on n’est plus d’accord avec l’ancien président et ses avocats, c’est lorsqu’ils essaient de faire accréditer la thèse du complot dont Ben Ali et les siens seraient les «boucs émissaires».
On ne sait pas, il est vrai, dans quelles conditions précises ont été effectuées les perquisitions dans les bureaux et les appartements de Ben Ali, aux palais de Sidi Dhrif et de Sidi Bou Saïd, où l’on a découvert 27 millions de dollars en liquide, des bijoux, sans commune mesure avec ce que peut gagner un chef d’Etat, et même des quantités de drogue.
Sauf à douter de l’intégrité d’Abdelfattah Amor, président de la Commission nationale d’établissement des faits sur les affaires de malversation et de corruption, et de son équipe, qui ont assisté à ces perquisitions effectuées, sauf preuve du contraire, par des autorités judiciaires et des agents de la Banque centrale de Tunisie (Bct), l’argument de Ben Ali aurait du mal à être reçu par une juridiction digne de ce nom.  
Il n’en reste pas moins que la balle est désormais dans le camp du gouvernement et de la justice. Ce sont eux qui doivent apporter les preuves irréfutables des malversations attribuées à Ben Ali, à ses proches et à ses principaux collaborateurs. Les dossiers doivent être bien instruits, les preuves tangibles et les procédures transparentes et dignes d’un pays qui aspire à la démocratie.
Ce que l’on craint, cependant, à ce propos, c’est que la contre-attaque de Ben Ali soit inspirée par des informations qui lui seraient parvenues de Tunis sur les difficultés qu’éprouveraient les autorités judiciaires à instruire son dossier d’accusation. Auquel cas, ces autorités seraient bien inspirées d’accélérer les procédures et d’en finir avec les ambiguïtés que crée cette affaire dans l’opinion tunisienne.