Le peuple tunisien a réussi à faire «l’impossible», faire disparaître le dictateur du pays. Il s’en suit une illusion: tout est possible et on peut tout dire. Démesure et radicalisation. Par Noureddine Kridis*


Tout est possible: grèves, sit-in, revendications, tout, tout de suite, maintenant… Ses conséquences sur le plan du discours se traduisent par: on peut tout dire. Au niveau du discours et au niveau du pouvoir, tout est dans la démesure et dans la radicalisation.
On devrait maintenant, puisqu’on est en train d’amorcer un nouveau cycle, poser le CADRE, c’est-à-dire veiller à instaurer quelques règles de fonctionnement, rapidement et d’une façon consistante, congruente et solennelle.
On pourrait sans plus tarder mettre en route la machine contraignante pour garantir la souveraineté de ces règles. Le Tunisien, quels que soient son âge, son sexe, ses idées, sa classe sociale et sa région, est intouchable. Sa personne, sa famille et ses biens doivent être protégés par la LOI. On construira les prisons qu’il faut pour rappeler à l’ordre toutes les personnes qui voudraient porter atteinte à un citoyen tunisien. Il faut faire cela tout de suite et le faire savoir tout de suite de peur que cela ne soit trop tard.
Tous les chiffres sont négatifs: les taux de production, les taux de chômage, la balance commerciale, le nombre de nuitées des touristes, les réserves en devise… Cependant, on voit d’ores et déjà quelques signes de reprise, restauration des lieux abîmés, de rénovation des façades de quelques banques… Le gros travail de la gestion du «négatif» reste à faire.

 

La peur de l’inconnu: ce que nous pouvons faire maintenant
Aujourd’hui, le 30 mai 2011, après 135 jours de la révolution, à Hammamet, siègent toujours le maire de l’ancien régime, ancien responsable des affaires politiques au Gouvernorat de Nabeul, et imam d’une mosquée, et en même temps le délégué de la ville d’Hammamet représentant notoire de l’ancien parti, maintenant dissous.
On peut ne rien avoir contre ces personnes et on peut même leur trouver des qualités humaines et de la gentillesse, mais tout de même, il y a eu Bouazizi ou pas? Le 14 janvier 2011 est-il une date réelle ou imaginée par tout un peuple?
Dans la même ville d’Hammamet, les locaux repris au Rcd (dont celui de l’avenue Hédi Ouali) sont investis par des groupes de personnes pour en faire des mosquées improvisées, devant des passants incrédules pris dans un mélange de réactions qui vont de l’étonnement, à l’impuissance, de l’exaltation au dépit… Est-ce que quelqu’un a commencé à identifier les besoins en locaux des citoyens de la ville (nourrissons, bébés, enfants, adolescents, adultes, hommes et femmes, personnes âgées…) pour ensuite discuter ensemble, hiérarchiser les besoins et enfin choisir d’occuper ces lieux selon un projet de vie citoyenne? Que d’étapes brulées! Ces étapes sont indispensables pour la prise de conscience et l’apprentissage de cette nouvelle vie en Tunisie. On ne peut pas sauter cette étape de communication, de persuasion, de négociation sociale sous peine de retomber dans l’autoritarisme.
Les paradoxes s’accumulent. Le plus criant consiste dans certaines revendications de la révolution. Qu’est-ce que c’est que cette révolution qui est poussée à revendiquer la conservation du passé, de peur de perdre les acquis du passé: le code d’état personnel, le statut de la femme, le mode de vie tunisien. A-t-on fait une révolution pour protéger ce que nous avons déjà? On en vient à oublier l’essence même d’une révolution: l’explosion des ressources de l’homme, l’adaptation de nouvelles valeurs de libération qui se rajoutent à celles déjà acquises, l’augmentation du potentiel de vie chez les sujets. Notre révolution risquerait-elle de nous tourner vers le passé comme si le passé était déjà notre avenir?
La peur de l’inconnu viendrait justifier le maintien et la conservation de certains acquis du passé. La peur de perdre la bataille de l’avenir nous fait tourner vers l’attachement à des symboles du passé. Il faut nous reconnaitre que c’est donc bel et bien une révolution, pour que tout le monde perçoive la rupture, alors que bon nombre de personnes se détournent elles-mêmes de cette réalité en inventant des occupations secondaires (Les discussions interminables dans les hauts lieux du conseil révolutionnaire, et électoral en fournissent la preuve). Tout se passe comme s’il s’agissait d’un deuil au cours duquel les gens s’affairent dans des préparatifs secondaires extérieurs, comme obtenir l’acte de décès, alors que le plus délicat est d’affronter la réalité de la mort ou de la perte intérieurement et tout seul.
Il nous faut tout faire converger vers cette rupture assumée et vers l’invention sociale, plutôt que ce long «divertissement» au sens pascalien, qui nous égare et éloigne de l’essentiel. Hichem Djaït avait trouvé de son côté le temps pris dans ces discussions au sein des Conseils de la révolution assez long pour nous dérouter de nos objectifs (‘‘Assabah’’, du 31 mai 2011).

La peur de l’insécurité: ce que nous pouvons dire à notre police
Peut-on définitivement changer la police? La réponse est non. D’abord, l’esprit révolutionnaire doit s’accommoder d’une part inéliminable de l’ancien régime, l’humanité n’a jamais rien commencé. On est tous dans un mouvement avec des restes de l’ancien et la mise en place de nouveaux éléments. Dans n’importe quel jardin, tous les jardiniers savent que le degré zéro de parasites, d’éléments inutiles voire nocifs est utopique. Il va falloir cohabiter et accepter une dose minimale du négatif social: il va falloir développer des compétences à savoir gérer le négatif. La loi permettra d’endiguer dans la mesure du possible ce négatif, si on est incapable d’éradiquer la corruption, on pourrait développer les stratégies sur le long terme: renforcer le sentiment de la dignité par la promotion d’un niveau de vie satisfaisant pour tous.
Il va falloir s’habituer à un sentiment d’insécurité minimal qui nous permettra de ne jamais confier notre vie et notre destin totalement à n’importe quelle autorité, sera-t-elle-même la police. La démocratie est, dans les faits, l’apprentissage de la gestion d’une dose acceptable d’insécurité, de négativité sociale. La police ne doit jamais être dans la position haute de pouvoir nous monnayer notre sécurité, c’est son devoir et son travail. La police c’est aussi nous, dans ce que nous apporterons comme solidarité citoyenne pour nous protéger, protéger la vie humaine, la dignité, les droits. Les sociétés démocratiques de pays scandinaves nous montrent le chemin: le tout contrôle nuit au développement de la démocratie.
Dans ce sens, on peut dire à notre police: si vous étiez capable de défendre pendant de longues années un homme et le pouvoir d’un homme, alors vous avez ce qu’il faut pour faire votre travail aujourd’hui, faites la même chose sauf que le bénéficiaire n’est plus un homme, mais tous les hommes et les femmes de votre pays. On appelle cela un «recadrage». Il s’agit bien de développer une nouvelle «culture» de la police, une police dont la force et la compétence, vont maintenant pour le développement du pays et non pour le service d’un seul homme. On pourra ainsi commencer le travail de réconciliation avec la police. Un travail en termes de formation devra être engagé auprès des policiers, avec des vrais formateurs, et non comme c’était par le passé des personnes appartenant au réseau, intéressés par le gain ou en manque de reconnaissance.

La peur d’avoir renversé un tyran: ce que nous avons compris de notre révolution
Cette peur s’est traduite par «jamais plus ça», cela s’est traduit par un superbe bouclier de nouveaux partis politiques, aujourd’hui (le 30 mai 2011), le ministère de l’Intérieur a déjà reconnu l’existence légale de 81 partis pour une population de 11 millions d’habitants. Nous étions sous le dictat d’un seul parti unique, avec quelques partis autorisés et quelques autres qui font de la figuration. Le fait même de vouloir fonder, dans la foulée, ce nombre impressionnant de partis s’explique par cette peur de voir un jour revenir un tyran, et cette absolue nécessité d’obturer toute voie possible menant à la réitération de ce scénario catastrophique. A tel point que  cette stratégie de surprotection semble presque inappropriée. Mais, on ne sait jamais! La réaction du peuple prend son sens dans sa mémoire qui ne le trompe pas.
Devant ce spectacle étonnant de naissance de partis, à croire qu’ils étaient en gestation durant ces longues années de désert politique, le penseur Mohamed Talbi invoque le travail du temps, seul capable de faire le tri (émission ‘‘Bidouni moujamalat’’, Hannibal TV, 29 mai 2011). Fadhel Jaïbi avait dit la même chose, lui qui le vérifiait dans le travail créateur: accepter le temps qu’il faut pour que quelque chose prenne forme.
«Oui nous avons été capables de renverser un tyran», s’est donc traduit immédiatement par «et nous ferons tout pour qu’il ne reviendra plus jamais», en étant le plus rapidement plusieurs et à plusieurs. Cependant, à force de vouloir chasser la peur, elle est rentrée par son substitut: le sentiment d’être perdu, ou la perte. Nous n’avons plus peur, mais nous sommes perdus. Comment choisir? Que choisir et qui choisir? Peut-être, le résultat sera à long terme une sorte de banalisation de la sphère politique. Après avoir eu tant peur de la politique, la politique ne fait plus peur.
Il est probable que la révolution tunisienne évoluera et elle est en train de le faire, vers une configuration normalisée avec un grand bloc qui représentera le patronat, le pouvoir de l’argent et des affaires avec des valeurs libérales synchronisées avec la mondialisation, et un deuxième bloc représenté par les travailleurs et la force vive de la nation. Il est tout à fait plausible qu’entre les deux blocs se dessine un centre qui prendra conscience de son existence à partir du moment où il mettra sur le marché d’abord ses idées et son intelligence. C’est le cas de constitution récente d’un premier pôle démocratique et moderne fédérant une douzaine de partis. Aujourd’hui, les gens comprendront mieux ce langage, plutôt que celui de la jungle des mots abstraits qui annoncent les différents partis.
Au fil des jours, et depuis le 14 janvier 2011, nous avons expérimentés trois événements inouïs qui nous ont fait vivre trois émotions:
1- Nous avons fait une révolution, mais nous ne savons pas sur le coup ce que nous avons fait. Nous étions emportés et fascinés par la tournure des événements.
2 - Notre révolution a généré une somme considérable d’informations touchant le passé, le présent et le futur, et nous en savons un peu plus. Nous tombions des nues et nous étions déprimés
3 - Nous sommes en train de développer une compétence consciente: avoir été capables de faire une révolution et conscients du long cheminement qui nous attend pour la réussir. Nous sommes dans l’espoir-désespoir. C’est peut-être l’autre nom de la responsabilité. Nous sommes de plus en plus loin de la peur.

Ce texte est la troisième partie d’une analyse qui est sortie au ‘‘Journal des Psychologues’’ (mars 2011- France) et dans Kapitalis du vendredi 13 mai 2011.

Lire aussi :
Peurs et démons dans la révolution tunisienne  

* Professeur de Psychologie à l’Université de Tunis.
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