Selon Abdelwahab Hani, leader du parti Al-Majd, la transition démocratique tunisienne serait manipulée par une organisation rattachée aux services de renseignements américains. Info ou intox?
Par Ridha Kéfi


D’ici l’élection de l’Assemblée constituante, le 24 juillet, les Tunisiens doivent s’habituer au régime d’une bombe «médiatique » par jour. Ainsi, après celle déclenchée, avant-hier, par l’ex-ministre de l’Intérieur Farhat Rajhi, ce fut au tour de Abdelwahad Hani, fondateur et leader du parti Al Majd, de faire exploser la sienne, jeudi, dans une interview à la radio Chems FM.

M. Hani exige des explications
Surfant sur la vague Rajhi, dont la vidéo de l’entretien explosif diffusé sur Facebbok a connu un buzz monstre sur la Toile, provoquant même des manifestations hostiles au gouvernement de transition à Tunis et dans d’autres villes du pays, l’ancien exilé politique retourné en Tunisie après la révolution du 14 janvier a exigé, dans son entretien avec Shems FM, que M. Rajhi s’explique davantage sur les «vérités» qu’il semble détenir sur le soi-disant «gouvernement de l’ombre». «M. Rajhi possède des vérités qu’il doit livrer aux Tunisiens sur les ondes de cette radio ou une autre ou sur une chaîne de télévision. Il doit le faire aujourd’hui, avant demain», a souligné M. Hani.
«L'opinion publique est méfiante et se pose beaucoup de questions ces derniers temps (...) Le gouvernement doit répondre! Moez Sinaoui n’en fait pas partie. Il ne sait rien et n’a pas à s’exprimer! C’est au Premier ministre ou au président de la république par intérim qui doivent s’adresser au peuple sur les chaînes nationales pour clarifier les choses», a déclaré le juriste. Qui a proposé la création d’une commission d’enquête indépendante sur les faits énoncés par l’ancien ministre de l’Intérieur, et qui répondrait aux questions suivantes: Qui nomme les ministres du gouvernement provisoire? Qui nomme les membres de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution? Qui nomme les gouverneurs? Qui nomme les directeurs généraux des administrations publiques?»

Des mains étrangères manipulent-elles l’avenir des Tunisiens?
Poursuivant sur sa lancée, le leader d’Al Majd, a cru devoir s’insurger aussi contre la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, la réforme politique et la transition démocratique présidée par Yadh Ben Achour. Selon lui, cette commission a exclu de nombreuses personnalités qui auraient dû y siéger. Il a cité Ahmed Ben Salah, l’ancien ministre de Bourguiba et chef du Mouvement de l’unité populaire (Mup). Pis: la «commission Ben Achour» prêterait trop l’oreille à une organisation américaine émargeant sur les services secrets des Etats-Unis, l’International Foundation for Electoral System (Ifes), créée par George Bush père pour manipuler les élections dans les pays en transition et qui, selon les mots de Hani, «va nous amener au bord précipice, comme elle l’a déjà fait en Géorgie et ailleurs.»
Où M. Hani a-t-il puisé ses informations? «Ce sont des informations précises documentées», répond-t-il, en citant des sources internationales dignes de foi, notamment le site Réseau Voltaire. Selon M. Hani, «les membres de l’Ifes campent dans les coulisses de la Commission Ben Achour, discutent avec les commissions techniques chargées de l’organisation de la prochaine élection et fourrent leur nez dans les secrets de l’Etat tunisien» (sic !). Et M. Hani de sonner l’alerte générale: «Cette organisation douteuse est en train d’orienter l’avenir électoral de la Tunisie».
Le leader d’Al-Majd en rajoute une couche en s’en prenant à la multinationale états-unienne Microsoft, qui louerait, elle aussi, ses services à la «Commission Ben Achour», décrite ainsi comme une instance au service d’intérêts étrangers et, surtout, américains.  
Le «manque de transparence» dont fait montre cette Instance ou le gouvernement provisoire, M. Hani les attribue à deux facteurs: «le manque d’expérience» de leurs membres, à moins que ces derniers ne soient animés d’une volonté de laisser des «mains étrangères manipuler l’avenir des Tunisiens».

Un besoin de visibilité médiatique et politique?
Voilà pour les faits. Reste à s’interroger sur les motifs qui ont poussé M. Hani, qui n’est pas du genre à s’engager dans les chemins tortueux de la manipulation médiatique, à se lancer dans des accusations aussi graves.
Il serait malvenu d’expliquer les griefs exprimés par M. Hani à l’encontre de ce qu’il appelle la «Commission Ben Achour» par le fait qu’aucun membre de son parti, nouvellement créé, n’y a été coopté.
L’argument selon lequel M. Hani cherche, à travers son soutien appuyé à Farhat Rajhi et sa charge contre la «Commission Ben Achour» et le gouvernement provisoire, à s’assurer une meilleure visibilité médiatique et politique, est également très malvenu. On voudrait bien croire que nos hommes politiques sont au-dessus de ce genre de calculs électoraux, étriqués et égoïstes, sachant que la situation sécuritaire dans le pays est si volatile et instable qu’un mot de trop (ou de travers) peut y déclencher un incendie.
Nous n’avons aucune raison de ne pas croire M. Hani, qui assure détenir des «informations précises et documentées», mais, comme dans le cas de Rajhi, nous voudrions en savoir davantage, avoir des preuves de ses accusations. Le président par intérim doit-il aussi constituer une commission indépendante pour entendre M. Hani et enquêter sur ses allégations, si graves et si dérangeantes, et pas seulement pour la «commission Ben Achour» et le gouvernement provisoire?

La source est-elle « digne de foi»?
Reste que nous voudrions exprimer ici quelque réserve sur la source «digne de foi» que cite M. Hani à l’appui de ses affirmations.
Le site Réseau Voltaire que cite M. Hani, dirigé par Thierry Meissan, autour du célèbre ouvrage mettant en doute l’authenticité même des attentats du 11 septembre 2001, n’est pas au-dessus de tout soupçon. Et pour cause: il avait été manipulé, au moins une fois, par les services de propagande de Ben Ali. Réseau voltaire avait en effet affirmé, dans un article intitulé ‘‘La France coopérerait aux assassinats politiques perpétrés par le Mossad’’, mis en ligne le 12 avril 2010, en citant l’enquête du journal tunisien ‘‘Dounia El Watan’’, proche des officines de Ben Ali, que l’assassinat du dirigeant du Hamas Mahmoud Mabhouh à Dubaï, le 20 janvier 2010, le bombardement du siège du Fatah à Tunis, le 1er octobre 1985, ainsi que l’assassinat d’un autre leader palestinien, Khalil Al-Wazir (dit Abou Jihad), le 16 avril 1988, à Sidi Bou Saïd, ont été rendus possibles grâce à l’implication d’Ahmed Bennour, un ancien responsable sécuritaire de la Tunisie, réfugié en France après la prise de pouvoir de Ben Ali.
Nous savons aujourd’hui qui, de Ben Ali et Bennour, a été le véritable agent du Mossad en Tunisie et qui, des deux hommes, a participé activement à l’assassinat en Tunisie des leaders de l’Olp. De là donc à donner foi, les yeux fermés, à des informations publiées par le Réseau Voltaire, il y a un pas que M. Hani aurait dû se garder de faire. A moins qu’il ait d’autres sources plus fiables. Auquel cas, nous voudrions en savoir plus avant de donner foi à ses propres allégations.
Cela n’empêche, que nous attendons aussi une réaction de la part de la «Commission Ben Achour » et du gouvernement provisoire. Les Tunisiens doivent savoir la vérité…