Une occasion en or pour en finir avec le journalisme aux ordres en Tunisie: poser ce soir quelques bonnes questions au Premier ministre par intérim. Par:
Riadh Ferjani


Le Premier ministre par intérim sera interviewé ce mercredi à partir de 20h30 par Abdelmalek Berrabah de TV7, la chaîne qui peine à devenir Wataniya, Faouzi Jrad de la mystérieuse Hannibal TV et Sofiène Ben Hmida de la très contestée Nessma TV.

54 longues heures d’attente

Au pays des révolutions confisquées, les citoyens doivent ainsi attendre 54 longues heures au total pour que le Premier ministre du gouvernement intérimaire daigne répondre à leurs interrogations légitimes. Pour éviter l’exercice de séduction, les accents bourguibiens et les menaces à peine déguisées, je propose aux intervieweurs de Caïd Essebsi de lui poser les questions suivantes:

- Pourquoi avez vous limogé Farhat Rajhi, l’ex-ministre de l’Intérieur, sans l’avoir informé préalablement de votre décision?

Pour limiter les digressions sur le tailleur de Khrouchtchev, le plus courageux des trois intervieweurs devrait enchainer:

- Ne pensez-vous pas que ce procédé porte la marque de fabrique du président déchu, celui de la «zarta», comme vous l'avez si bien qualifié ?
- Pourquoi avez-vous choisi de remplacer M. Rajhi par Habib Essid?

Pour limiter la langue de bois et autres formules convenue sur les compétences et l'homme de la situation, le plus aventurier du trio devrait tacler:

- Saviez-vous que M. Essid a été directeur de cabinet au ministère de l’Intérieur sous Ben Ali? Certains observateurs (ne jamais citer vos confrères qui essayent d’informer car ils risquent de vous faire de l’ombre) estiment que votre décision a été dictée par le retour en force des Rcdistes.

Dissolution du Rcd et recyclage des Rcdistes

En pareilles circonstances, ne pas hésiter à mettre l’interviewé en stand by et rappeler au public que Farhat Rajhi avait échappé à une tentative d’assassinat deux jours après sa prise de fonction, qu’il avait décidé de geler les activités du Rcd et désavoué par Mohamed Ghannouchi avant de déposer une demande de dissolution du parti de Ben Ali. Après ce bref éclairage, le plus solide des intervieweurs reviendra à la charge en glissant l’air de rien:

- Mais à titre personnel que pensez-vous de la dissolution du Rcd?

En prévision d’une ligne de fuite légaliste du genre, «je ne commente pas une décision de justice», ne pas lâcher prise et tirer une première salve:

- Vous comprenez bien la colère de larges franges de la société contre ce parti? Que pensez-vous des partis crées par les anciens du Rcd? Conseilleriez-vous à M. Essid de déposer plainte contre M. Friâa, l’un de ses prédécesseurs au poste, sous la conduite duquel on avait tué des manifestants pacifiques? Ou préfériez-vous attendre la fin des travaux de la Commission d’enquête présidée par Me Taoufik Bouderbala?

Il n’est pas nécessaire de rappeler que M. Bouderbala à été élu président de la Ligue tunisiene des droit de l’homme en 1994 lors d’un congrès-putsch contre Moncef Marzouki. Ce rappel risque de distraire votre interlocuteur et de jeter un discrédit sur la commission déjà malmenée par l’affaire Microsoft.

- Vous avez été vous-même directeur de cabinet puis ministre de l'Intérieur dans des contextes de crise?

Il faut toujours euphémiser pour ne pas arriver au clash [l’interviewé risque de signifier la fin de l’interview]:

- Que faire pour passer d'un ministère de la terreur à un ministère de l’ordre républicain?

Là-aussi l’autocensure est permise, vous pouvez remplacer ministère de la terreur par le ministère qui fait peur. Puis se répartir les rôles pour la deuxième salve:

- M. Ben Achour a déclaré hier mardi qu’il n’y aura pas de contrôle international sur les élections de juillet. Qu’en pensez-vous? Comment faire pour rompre avec 54 ans de bourrage des urnes? Pensez-vous que M. Essid est le mieux placé pour contrôler les premières élections libres et démocratiques?

A la fin ne pas hésiter à poser la question qui fâche:

- «Un internaute*  vous demande de bien distinguer entre le retour du prestige de l’État que vous appelez de vos vœux et l’arrogance du pouvoir…

La descente aux enfers

Cette question (qui n’en n’est pas une) fera de vous un paria de la profession, un journaliste dissident comme l’ont été Taoufik Ben Brick, Sihem Ben Sedrine, Fahem Boukaddous et les dizaines de victimes silencieuses de la censure implacable de Abdelwaheb Abdallah. Désormais vos collègues changeront de trottoir dès qu’ils vous verront. Les appels de vos amis se feront de plus en plus rares. Les plumitifs attitrés du président déchu seront tentés de vous resservir le plat périmé de la responsabilité-objectivité-bla-bla-bla du journaliste. Lassée de la vie privée de Leila Ben-Ali Trabelsi, la presse de caniveaux du même président déchu aura des envies irrépressibles de reprendre son registre de prédilection: la diffamation des opposants. En échange vous gagnerez l’estime des journalistes libres et celui d’un peuple qui dans sa pluralité réclame une information crédible.

* www.facebook.com/notes/taoufik-ayedi/