En créant sa propre formation politique, Abdelfattah Mourou, l’éternel n° 2 du parti islamiste d’Ennahdha, cherche-t-il à se libérer de l’ombre tutélaire du n°1 historique, le cheikh Rached Ghannouchi, ou à lui
ramener les voix centristes?


L’information, rapportée jeudi par l’agence Afp, a certes été démentie par l’intéressé dans une interview, le soir même, à Al-Jazira, mais seulement à moitié, car M. Mourou a reconnu l’existence de discussions à ce sujet avec quelques autres dirigeants historiques du mouvement islamiste tunisien. Ce qui laisse penser que des contacts ont eu lieu, entre-temps, entre la direction d’Ennahdha et les sécessionnistes, qui ont dissipé les malentendus.
Ces malentendus portent, entre autres sujets, sur la responsabilité de l’attaque contre le siège du Rassemblement constitutionnel démocratique (Rcd) à Bab Souika, en 1991. Cette attaque, attribuée en son temps à des éléments d’Ennahdha, a fait un mort et un blessé grave (deux gardiens). En ne condamnant pas ouvertement cet acte, qui s’apparente à un attentat terroriste, le parti islamiste tunisien a gravement écorné son image auprès de l’opinion publique nationale et internationale. Or, Me Mourou, qui a condamné lui-même publiquement l’attaque, a toujours exigé qu’Ennahdha la condamne aussi à son tour et/ou en reconnaisse la responsabilité. Jusque là en vain.

L’appétit retrouvé des acteurs politiques
Quoi qu’il en soit, le fait que le projet de nouveau parti islamiste ait été discuté par des cadres du mouvement Ennahdha dénote l’existence de débats au sein même du mouvement qui pourraient aboutir à des défections ou des scissions. L’ouverture du champ politique aiguise les appétits et donne aux seconds couteaux qui croient à leur bonne étoile la possibilité de se propulser sur les devants de la scène. D’autant que, dans la nouvelle Tunisie actuellement en cours de construction, il y a des places à prendre et certains rendez-vous décisifs ne sauraient être ratés.
Le parti islamiste d’Ennahdha, longtemps interdit et réprimé par le régime de Ben Ali, a obtenu, le 1er mars 2011, le visa légal lui permettant d’exercer son activité politique. Quelques jours plus tard, l’agence Afp évoque des discussions entre Me Abdelfattah Mourou et trois autres cadres du mouvement islamiste, pour la création d’un mouvement islamiste plus modéré et plus centriste qu’Ennahdha, discussions du reste confirmées par l’intéressé. Tout cela n’est pas fortuit et entre dans le cadre des manœuvres de re-positionnement politique auxquelles s’adonnent tous les acteurs politiques. Et c’est, pour ainsi dire, de bonne guerre.    
Me Mourou, né le 1er juin 1948, a été, le 6 juin 1981, avec Rached Ghannouchi, Hassen Ghodbani, Salah Karker, Habib Mokni et autres Slaheddine Jourchi, l’un des fondateurs du Mouvement de la tendance islamique (Mti), qui a adopté son nom actuel d’Ennahdha en février 1989.
A l’instar des autres membres du mouvement, Mourou a été arrêté et a passé deux ans en prison. Après l’attaque du commissariat de police de Bab Souika, en 1991, attribué aux islamistes, il a été à nouveau détenu. A sa sortie de prison, il a adopté une position plus modérée, allant jusqu’à suspendre son appartenance à Ennahdha. Cela ne l’a pas racheté pour autant aux yeux du régime de Ben Ali. C’est ainsi qu’il a fait l’objet, en 1992, d’une campagne de diffamation de la part des services tunisiens qui cherchaient à le discréditer personnellement en faisant diffuser une vidéo – truquée – le présentant dans une posture peu avenante. Blessé dans son honneur et écœuré, Mourou a mis fin à toute activité politique et s’est entièrement consacré à son métier d’avocat.

Le come-back de l’avocat tunisois
La longue traversée du désert de l’avocat tunisois a duré jusqu’à la chute du régime de Ben Ali, le 14 janvier dernier. Car, au lendemain du retour d’exil de Rached Ghannouchi, le 30 janvier, Me Mourou a laissé entendre qu’il allait exercer à nouveau une activité politique. Jeudi, il a passé un nouveau cap en faisant ébruiter des discussions pour la création, avec trois autres dirigeants islamistes, d’un nouveau parti islamiste, modéré et centriste, dont le nom n’a pas été précisé.
Mourou diviseur? Ses anciens camarades d’Ennahdha sont en droit de le craindre, d’autant qu’ils vont devoir partager leur électorat potentiel avec d’autres partis se réclamant de leur propre idéologie. Notamment le parti Ettahrir, qui a annoncé jeudi sa décision de passer à la légalité et de présenter des candidats à l’élection de l’Assemblée nationale constituante, le 24 juillet prochain. Pis : son porte-parole, Ridha Belhadj, a écarté toute possibilité de constituer des coalitions électorales avec d’autres partis, fussent-ils islamistes.

Tentation sécessionniste ou jeu de rôles
L’avocat tunisois, qui a senti le vent tourner, cherche-t-il à recentrer le mouvement islamiste et à le réorienter vers des positions plus consensuelles, de manière à brasser plus large et à cibler un électorat échaudé par les errements salafistes et qui a tendance mettre tous les «barbus» dans un même sac ? C’est possible.
Me Mourou a-t-il retrouvé ses anciennes ambitions politiques, un temps contrariées par le système despotique de l’ex-président? C’est probable.
Va-t-il plutôt aller à la pêche des électeurs centristes et à servir ainsi d’appoint électoral au parti Ennahdha? Cette explication, qui conçoit un jeu de rôle au sein de la famille islamiste, n’est pas non plus à écarter.    
Quoi qu’il en soit, la multiplication de partis se réclamant de l’islamisme va faire éclater davantage la scène politique tunisienne et rendre hypothétique la constitution d’alliances ou de coalitions clairement identifiables par les électeurs. Il faut attendre encore quelques semaines pour pouvoir y voir un peu plus clair dans l’échiquier politique tunisien qui est passé, en quelques semaines, de la rareté à l’abondance et de la simplicité – voire du simplisme, caractéristique des régimes dictatoriaux – à l’extrême sophistication où les électeurs risquent de se perdre un peu…

Ridha Kéfi