facebook revolution
L’idée selon laquelle la révolution tunisienne est le fruit des nouveaux médias est en passe de s’imposer comme une idée partagée, voire comme un cliché.
Sadok Hammami *


Pourtant, si on soumet cette idée à l’analyse factuelle d’une part et à l’examen théorique d’autre part, on découvre clairement la vision techniciste et déterministe qu’elle recèle. Faire de Facebook le moyen par excellence de la révolution revient à postuler que la technologie est par essence révolutionnaire sans aucune prise en compte du contexte social  et politique.

 

La révolution se fait dans la rue, pas face aux ordinateurs
Il ne s'agit pas de nier le rôle des réseaux sociaux mais d'analyser ce rôle au sein d’un processus complexe pour plusieurs raisons.
D’abord, les populations qui se sont soulevées contre le régime à Sidi Bouzid et Kasserine sont pauvres et exclus du développement. Et l’internet haut débit est très peu présent dans ces régions.
Ensuite, l’ancien pouvoir censurait de façon systématique tous les sites et pages Facebook qui relataient les événements, cette censure n’a été levée qu’un jour avant la chute du régime, sans parler de la prudence des Tunisiens ordinaires.
De l’étranger nous avons l’impression que Facebook a joué un rôle crucial, mais nous oublions que ce nous voyons sur Facebook est différent de ce que les Tunisiens voient. Internet n’échappe pas en cela à la géographie.
Cependant et durant les derniers jours, Facebook a été aussi un moyen de coordination d’actions collectives telles que les manifestations. D’un autre côté Facebook constituait un outil puissant pour contourner les barrières mis en place par le pouvoir pour empêcher les médias étrangers de couvrir les événements. Malgré l’absence de correspondants étrangers, les vidéos filmées sur le terrain et diffusées sur Facebook ont été massivement exploitées par les télévisons étrangères pour relater les faits sur le terrain et informer l’opinion publique internationale et nationale sur l’évolution de la situation.

Les nouveaux médias sapent le dispositif de censure
Il s’agit d’une une situation assez inédite où médias classiques et nouveaux médias ont concouru ensemble, selon une logique bi-média, et de convergence entre médias classiques (je pense surtout aux nombreux programmes réservés aux événements) et nouveaux médias à saper le dispositif de censure mis en place par le pouvoir  pour dissimuler les événements.
Sur un autre plan plus théorique, il faut s’inscrire en faux contre ce discours techniciste qui voudrait surdéterminer le rôle des nouveaux médias. La révolution se fait dans la rue et non pas face aux ordinateurs. Pour renverser le régime, il fallait sortir dans la rue, manifester, s’opposer aux forces de l’ordre. Il y a eu plus de cent morts et des centaines de blessés. Ces victimes ne sont pas tombées devant leurs écrans en publiant des notes sur leurs murs Facebook. La révolution tunisienne a été enclenchée par un acte individuel, qui s’est déjà produit un an avant à Monastir, mais dont les effets étaient dévastateurs pour le régime, parce que la situation sociale et politique était mûre pour le changement.
Tout cela ne veut pas dire pour autant la minimalisation du rôle des nouveaux médias qui était important dans la représentation médiatique de la révolution.
Bref, les choses sont moins simples qu’on ne le croit. Facebook est très répandu dans plusieurs pays arabes, et cela ne veut pas pour autant qu’il y aura des révolutions. Le potentiel d’expression, de coordination, de contestation des réseaux sociaux a été activé dans un contexte social et politique tunisien  particulier. C’est cette articulation qui mérite réflexion.

Quel rôle pour Al-Jazira?
Al Jazira a joué un rôle important dans la médiatisation de la révolution, depuis l’immolation de Mohamed Bouazizi. Malgré son absence du terrain, étant interdite par l’ancien régime, elle a joué un rôle fondamental dans la médiatisation des différents événements sur le terrain, en exploitant les vidéos amateurs. Plus encore, Al-Jazira a déterminé l’intérêt des autres médias pour les événements en Tunisie. Les télévisions satellitaires arabes ont ensuite suivi. La stratégie d’Al-Jazira  en particulier a ainsi sapé tous les efforts du pouvoir pour dissimuler les événements en Tunisie.
Actuellement, le rôle d’Al-Jazira est très controversé. Certains courants laïques et progressistes se plaignent de leur marginalisation dans cette chaine (voir ici le lien), dont l’audience décroîtra à mon avis en Tunisie compte tenu des libertés dont dispose désormais les télévisons nationales. Al-Jazira perdra progressivement son aura autant qu’espace d’information alternatif aux médias nationaux.

Quelle sphère publique en Tunisie?
L’ancien pouvoir maintenait un monopole strict de la télévision publique. La figure de Ben Ali était omniprésente dans l’espace public. La couleur mauve, symbole du président, envahissait tous les supports. Face à cette hégémonie sémiotique, le Tunisien déployait un contre-pouvoir d’interprétation, en  inventant un sens différent à ce qu’il regarde comme image.
Ce pouvoir de résistance et de créativité est un «semiotic power» (selon le sociologue britannique John Fiske). Il nous permet de comprendre comment les Tunisiens ont résisté aux discours médiatiques dominants. Et comment ils ont pu construire leur identité sociale dans une sorte d’opposition avec les structures hégémoniques. Dans ce sens, Facebook a été en Tunisie, bien avant le 14 janvier, un vaste espace de créativité culturelle à l’ombre des dispositifs de coercition, de censure.   
Dans son analyse de la sphère publique européenne, Habermas parle des salons culturels, des cafés qui ont constitué des espaces constituant une sphère publique de délibération et de discussion des affaires politiques. La sphère publique est aussi un élément important dans la formation de la modernité politique et culturelle.
Sans faire  d’analogies hâtives, l’émergence des réseaux sociaux et des  blogs, la liberté dont jouissent désormais les télévisons nationales, et le foisonnement possible de la presse écrite et électronique constitueront progressivement une sphère publique tunisienne qui devrait accueillir des formes multiples de débat et de discussion.
La révolution tunisienne n’est ni islamiste, ni socialiste, ni nationaliste arabe. Elle n’a pas été conduite par un mouvement politique particulier. La valeur motrice de la révolution tunisienne est la liberté, valeur moderne par excellence. Cette liberté s’incarne progressivement aujourd’hui dans un espace public libre, accueillant la délibération pour la fondation d’un nouveau contrat social.

* L’auteur est enseignant chercheur au College of Communication à Sharjah (Emirats arabes Unis) et à l’Institut de Presse de Tunis, fondateur et rédacteur en chef du portail arabes des sciences de l’information et de la communication, auteur d’‘‘Extension du domaine des médias. Analyse des médias et de la communication et dans le monde arabe’’ (ed. Sahar, Tunis, 2010).