altDans un entretien à La Presse (31 août 2012), Yadh Ben Achour estime qu'avec l'avènement du parti islamiste Ennahdha, les Tunisiens risquent de faire face à «une dictature pire que celle de Ben Ali».


Le Pr Yadh Ben Achour, ex-président de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution (Hiror), l’un des architectes de la première phase transitoire et des élections du 23 octobre 2011, a indiqué que, depuis l’accession du parti islamiste Ennahdha au pouvoir, «la religion a investi massivement le champ du débat social et politique». Conséquence: les Tunisiens risquent «de perdre l’un des acquis les plus chers de la révolution: la liberté d’expression». Extraits…

«Depuis les premières réunions de l’Assemblée constituante, il ne se passe plus un seul jour sans que l’on soit assailli par les évènements ou les thématiques religieuses. Un jour ce sont les propos de certains constituants revendiquant l’application des peines coraniques, comme l’amputation ou la crucifixion, un autre jour ce sont les munaqibat qui investissent La Manouba, un autre jour encore les agressions terroristes indûment appelées salafistes contre les artistes, les intellectuels, dont l’affaire de la Abdellia représente le point culminant, puis des disputes parfois violentes au sein des mosquées, le lendemain des proclamations fracassantes et des appels au meurtre de la part d’un certain nombre d’imams-voyous, le surlendemain des violences à l’égard d’un groupe chiite, la veille, un procès inique contre de jeunes caricaturistes, l’avant-veille, un procès moyenâgeux contre la diffusion de ‘‘Persépolis’’, sans compter les débats incessants autour de la charia, de l’adoption, du Code du statut personnel, de la polygamie, du niqab, et des muqaddassat.

La religion a investi massivement le champ du débat social et politique, à tel point qu’on commence à en avoir une sorte d’indigestion. Il n’y a plus que cela, et les véritables problèmes du pays sont laissés de côté ou remis aux calendes grecques. Et, contrairement à ce que l’on dit, la religion n’est pas en train de gagner des adeptes, au contraire, elle est en train d’en perdre. Un certain nombre de croyants qui allaient pacifiquement faire leurs prières à la mosquée n’y vont plus, tellement ce lieu est devenu, non pas comme il devrait l’être, à savoir le symbole de la douceur, de la sérénité et de la contemplation, mais l’expression du militantisme politique le plus virulent, de la violence, de la haine, et de la laideur.

Tout ce que le parti au pouvoir a réussi à faire, c’est de transformer notre religion en une véritable maladie sociale. Les Tunisiens ont vécu la religion comme un élément de libération, de cohésion sociale, de spiritualité. Ils la vivent aujourd’hui comme un cancer qui dévore le corps social tout entier et qui risque de le jeter dans le sous-développement et la régression généralisée.

Si cela continue, la Tunisie ne sera pas simplement déclassée par les agences de notation, le bon Dieu lui-même n’en voudra plus.

C’est dans ce contexte que, à propos des débats sur le projet de Constitution organisés par l’Association tunisienne de droit constitutionnel, j’ai effectivement affirmé que ce projet nous préparait une dictature théocratique et qu’il allait sanctionner la mort de la liberté d’expression que nous avons acquise grâce à la révolution. Les commissions constitutionnelles qui travaillent malheureusement sans aucune méthode, sans aucune véritable expertise, dans la dispersion, ont produit un projet qui est bien plus qu’un brouillon. Ils ne se sont pas contentés de la référence aux ‘‘nobles valeurs de l’islam’’ dans le préambule, ni de l’article premier de la Constitution sur lequel tout le monde est pratiquement d’accord. Ils se sont permis à deux reprises, dans deux articles différents de leur brouillon, d’insister lourdement pour rappeler que l’État est le protecteur de la religion et en particulier des ‘‘valeurs sacrées’’, ce qui ouvre la voie à tous les risques possibles, en ajoutant, dans un autre article inclus dans le chapitre sur les droits et libertés fondamentaux, que l’État garantit la liberté de croyance et d’exercice des cultes et ‘‘criminalise toute atteinte aux valeurs sacrées’’.

Bien entendu, certains commentateurs ont tenté de minimiser la portée de ces articles. Mais je peux vous dire que dans le contexte qui est le nôtre et avec les menaces qui pèsent aujourd’hui constamment et quotidiennement sur les libertés, nous ouvrons la voie à toutes les dérives possibles et imaginables. Oui, nous risquons dans peu de temps de nous retrouver dans une dictature pire que celle de Ben Ali, une dictature théocratique. Oui, nous risquons de perdre l’un des acquis les plus chers de la révolution: la liberté d’expression. Oui, de telles idées constituent bel et bien des idées antirévolutionnaires. Mais ne vous inquiétez pas. En fin de compte, le message de la révolution sera toujours là pour rappeler à ceux qui l’oublient qu’ils ont des engagements vis-à-vis de ce peuple et que ces engagements ne consistent pas à leur offrir des nattes de prière pour résoudre leurs problèmes.»

Source: La Presse.