Dans cette interview, Samir Amghar*, spécialiste des mouvements islamistes, estime qu’Ennahdha et les salafistes sont rivaux, mais complémentaires. Il y a comme «une division du travail politique implicite entre les deux mouvements».

Propos recueillis par Samir Bouzidi


 

Samir Bouzidi : Les Tunisiens s’expliquent mal l’émergence rapide de la mouvance salafiste dans leur pays en rupture totale avec leur tradition religieuse. Les salafistes tunisiens étaient-ils constitués sous Ben Ali ? En Egypte ou en Libye, les salafistes étaient aux premiers rangs dans les affrontements, comment expliquez-vous la discrétion des salafistes tunisiens pendant la révolution tunisienne ?

Samir Amghar : La mouvance salafiste était implantée sous Ben Ali. Elle est le fruit du retour de diplômés tunisiens partis en Arabie saoudite, étudier dans les universités islamiques. Ils ont connu un développement important, produit du succès des chaînes satellitaires salafistes très appréciées des Tunisiens. Elle était tolérée par le régime car elle développait auprès des Tunisiens un discours strictement religieux et très critique à l’égard des islamistes d’Ennahdha. Cependant, les salafistes tunisiens ont vécu le départ de Ben Ali comme une véritable délivrance. Ils sont restés très prudents car ils n’étaient pas du tout organisés et craignaient un échec de la révolution et une répression du régime.

De nombreux responsables salafistes à travers le monde ont salué cette révolution. Selon le chercheur Romain Caillet, «le courant salafiste jihadiste, qui prône ouvertement la lutte contre l’Occident et tous les régimes arabes, a tenté pour sa part de s’approprier cette révolution : Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) l’a saluée, tandis qu’Abū Basīr at-Tartūsī, prédicateur jihadiste installé à Londres, l’a qualifiée d’«Intifada populaire islamique».

La montée en puissance rapide et régulière des salafistes depuis le 14 janvier traduit une organisation et des moyens notoires. Que savez-vous sur leur mode de fonctionnement (leaders, associations, lieux de rassemblement, etc.) et leurs sources de financement ? En particulier, l’Arabie Saoudite qui a financé publiquement le développement des réseaux salafistes en Europe dans les années 90 soutient-elle les salafistes tunisiens ? Est-il envisageable qu’ils soient financés par des forces contre-révolutionnaires qui auraient un intérêt au chaos ?

Ils ne sont pas organisés en partis politiques mais en associations religieuses et de bienfaisance. Ils contrôlent un certain nombre de mosquées dont la grande mosquée de Msaken près de Sousse. Ils bénéficient du soutien de certains théologiens saoudiens qui se rendent en Tunisie pour y donner des conférences. C’est le cas, par exemple, de Muhammad Mûssa Sharîf, qui est venu dans la mosquée de Msaken.


Samir Amghar et son dernier ouvrage

Je ne sais rien du financement éventuel des salafistes en provenance de l’Arabie saoudite. Les réseaux sont opaques et il est difficile d’avoir des informations sur le sujet. Toujours est-il que l’Arabie saoudite a vu dans un premier temps d’un mauvais œil les événements en Tunisie avant de rattraper le train en marche pour «contrôler» celle-ci via les prédicateurs salafistes. L’objectif pour l’Arabie saoudite n’est pas de ralentir le processus de démocratisation mais plutôt de disposer de relais pro-saoudiens en Tunisie afin de défendre les intérêts stratégiques du royaume des Al Saoud. N’oublions pas que l’Arabie saoudite aspire à devenir une puissance politique dans la région d’autant plus que se joue entre ce pays et l’Iran une guerre froide.

Dans votre livre ‘‘Le salafisme d’aujourd’hui’’, vous avez identifié trois principaux courants chez les salafistes : les quiétistes (synonyme : passifs), les politiques et les jihadistes.  Où situez-vous les salafistes tunisiens ? Quelles sont leurs caractéristiques principales et discriminantes ?

Il semblerait que les salafistes quiétistes soient complètement débordés par les deux autres tendances (politique et jihadiste) parce que les quiétistes s’opposent à toute politisation de l’islam et à toute opposition au régime. Il y a en Tunisie une volonté d’organiser la mouvance salafiste en parti politique à la manière du parti Al-Nour en Egypte, d’autant plus que l’exemple de l’Egypte et le succès électoral des salafistes dans ce pays inspirent de nombreux salafistes en Tunisie.

Le but de cette tendance est de créer in fine un Etat et une société conformes aux préceptes coraniques. Quant à la tendance jihadiste, ultra-minoritaire, elle use de l’agit-prop et de la violence politique afin de faire pression sur le gouvernement pour une plus grande islamisation de la société.

La mouvance tunisienne est-elle susceptible d’avoir noué des connexions internationales (Algérie, France…) ? En particulier, les Tunisiens étant bien représentés dans les réseaux salafistes en Europe (France et Italie notamment), avez-vous identifié des mécanismes d’ influence (et de support) entre leurs cellules et  la Tunisie ?

Beaucoup de prédicateurs salafistes actifs actuellement en Tunisie étaient auparavant réfugiés en Europe et notamment en France. C’est le cas de Béchir Ben Hassan, Khemais Mejri ou encore Abou Ayoub Attounoussi. Certains avaient fréquenté les milieux jihadistes du Londonistan en Grande-Bretagne. Tandis que d’autres ont longtemps vécu dans la péninsule arabique et entretiennent de bonnes relations avec certains théologiens de cette région du monde.

Neutralisation des mosquées, actions punitives dans les universités et contre les médias, invitation de prêcheurs étrangers controversés, profanation du drapeau…, les coups de force des salafistes se multiplient depuis 1 an avec un sentiment général de clémence voire d’impunité de la part du gouvernement. L’hypothèse d’une répartition des rôles avec Ennahdha : le terrain pour les salafistes et l’action politique pour Ennahdha est elle plausible ? Une telle alliance contre nature entre deux courants rivaux est-elle pérenne ?

Je ne pense pas qu’Ennahdha et les salafistes sont rivaux. Ils agissent sur des terrains différents. A ce titre, ils sont complémentaires. Il y a à mon sens, une division du travail politique implicite entre Ennahdha et les salafistes. Ces derniers ont des positions qu’Ennahdha ne pourrait pas avoir. Le pari est le suivant pour Ennahdha : si une alliance avec les salafistes a lieu, c’est dans l’objectif de les incorporer et de les mettre sous contrôle.

La stratégie vis-à-vis des salafistes fait l’objet de tiraillements réguliers entre pragmatiques et radicaux au sein d’Ennahdha. Comment Ennahdha en tant que parti de gouvernement peut-il réussir à concilier ce double impératif : rallier une société civile tunisienne majoritairement laïque et consolider sa base électorale très conservatrice ?

La situation pour Ennahdha est très délicate. Le parti islamiste aspire à montrer sa capacité à gérer les affaires politiques avec modération et sans radicalisme afin, par exemple, de ne pas inquiéter les chancelleries occidentales. En cela, il prend comme exemple l’Akp en Turquie, mais en même temps, il y a chez les islamistes tunisiens une tentation identitaire très forte pour satisfaire une base électorale très conservatrice.

L’enjeu est, tout en participant au système politique, de conserver son potentiel mobilisateur et contestataire. Le but est donc d’apparaître comme des forces stabilisatrices, tout en continuant à porter les frustrations politiques et sociales d’une partie de la population tunisienne. D’autant plus qu’en l’absence de programme politique économique et social structuré, les islamistes se positionnent plus facilement sur des questions religieuses. C’est une forme de populisme.


Samir Amghar

A cela s’ajoute qu’ils subissent des pressions des salafistes dans le domaine religieux. Et Ennahdha est obligé de se rallier sur les positions salafistes pour éviter de se voir dépasser par les salafistes sur le sujet.

Quelle doit-être la stratégie de la société civile pour contrecarrer cette menace de l’extrémisme religieux ?

Il faut rééquilibrer les forces politiques et sociales. Il faut cesser d’avoir une lecture religieuse de la société tunisienne, opposant religieux et laïcs. La situation est beaucoup plus complexe que cela. Si opposition il y a, elle serait entre conservateurs et progressistes. Pour l’instant, le rapport de force est en faveur des conservateurs. De plus, les partis politiques de gauche comme de droite doivent avoir un programme politique, économique et social cohérent.

N’oublions pas que la révolution tunisienne est plus imputable à des revendications économiques et sociales. C’est là, à mon sens que le sort de la Tunisie se jouera plus que sur un débat identitaire et religieux. Les personnes qui ont voté pour Ennahda attendent ce parti sur les questions économiques et sociales. Et les islamistes risquent de voir leur crédibilité politique disparaître s’ils ne respectent pas leurs promesses électorales en matière économique.

Quelle évolution prédisez-vous pour les partis islamiques en Tunisie ?

Difficile à dire. A l’arrivée au pouvoir des islamistes en Tunisie, je pensais qu’ils se social-démocratiseraient, qu’ils deviendraient des partis de gouvernement. Au vu des événements en Tunisie, je serais plus prudent.

Une évolution des islamistes vers la dé-radicalisation politique implique nécessairement que des rapports de forces les amènent à se transformer. Autrement dit, en s’alliant à d’autres organisations politiques non islamistes, ils seront obligés de se transformer. Or, en l’espèce, les partis auxquels ils se sont alliés (Cpr et Ettakatol) ne pèsent pas assez lourd car très divisés. Donc ce contexte, Ennahdha a comme les mains libres.

* Sami Amghar est l’auteur de plusieurs ouvrages, notamment ‘‘Le salafisme d’aujourd’hui’’ et de ‘‘Les islamistes au défi du pouvoir’’ (Ed. Michalon).

NB : Cet entretien avec le chercheur français a été réalisé par Samir Bouzidi pour le magazine ‘‘00216’’. Il est reproduit par Kapitalis avec l’accord de son auteur.