Kapitalis reprend le portrait que Ridha Kéfi avait consacré, en 2003, à Mustapha Ben Jaâfar, élu mardi président de l’Assemblée nationale constituante. L’homme n’a pas pris une ride…

Par Ridha Kéfi


 

Très à cheval sur les principes, le secrétaire général du Forum démocratique pour le travail et la liberté (Fdtl) n’en demeure pas moins un fervent partisan du dialogue. Portrait d’un opposant résolu et raisonnable.


Ben Jaafar vote le 23 octobre 2011

Le 25 octobre [2002, Ndlr], le docteur Mustapha Ben Jaafar, à qui on venait de remettre l’autorisation légalisant son parti, le Forum démocratique pour le travail et la liberté (Fdtl), déclare à l’Afp : «J’espère que cette mesure de reconnaissance officielle sera le prélude à une véritable ouverture». On ne pouvait être plus sobre. Au cours d’une conférence de presse donnée une semaine plus tard, il n’hésite pas à critiquer «le pluralisme taillé sur mesure» et «la mentalité du parti unique» qui persistent dans son pays. «La compétition politique et le pluralisme n’ont plus de sens dès lors que le parti au pouvoir, le Rassemblement constitutionnel démocratique (Rcd), garde sa mainmise sur la vie politique et que nous continuons à voter avec pour résultat des scores de plus de 99 %», a-t-il dit notamment.

Homme de science (et de conscience)

Tout Ben Jaafar est là. À la fois intransigeant et modéré, inflexible sur les principes, mais ouvert au dialogue, cet homme de science (et de conscience) refuse de faire des concessions sur ce qu’il considère comme fondamental – ce qui lui vaut d’être taxé, parfois, de rigidité – et s’interdit, tout autant, toute forme de surenchère.

Souriant et affable, mais toujours réservé, ce Tunisois reste une énigme même pour ses plus proches compagnons. S’il ressent beaucoup de gêne à parler de lui-même ou à étaler ses états d’âme sur la place publique, il sait se montrer, à l’occasion, ironique, malicieux, voire franchement caustique, sans pour autant en devenir blessant. Son sens de l’humour le préserve de l’orgueil, défaut majeur de la plupart des leaders de l’opposition tunisienne, qui n’aiment rien tant que prendre des postures d’oracle.

La politique, Mustapha Ben Jaafar est tombé dedans dès son plus jeune âge. Né en 1940 dans le quartier populaire de Bab Souika, à la lisière de la médina de Tunis, orphelin de père à 5 ans, il est initié à la cause nationaliste par ses cousins, tous militants du Néo-Destour. Malgré une enfance difficile, il a pu faire de brillantes études secondaires au collège Sadiki, entre 1950 et 1956. «Durant ces années de braise qui ont précédé l’indépendance, notre maison était régulièrement envahie par les forces de l’ordre, qui venaient arrêter tel ou tel membre de la famille», se souvient-il.

De la foi au doute

C’est tout naturellement donc qu’il adhère, dès la fin des années cinquante, au Parti destourien. En France, où il fait sa médecine, Ben Jaafar milite au sein de l’Union générale des étudiants tunisiens (Uget), pépinière de la vie politique tunisienne, jusqu’en 1968. Sa rupture avec le parti de Bourguiba, devenu entre-temps Parti socialiste destourien (Psd), s’opère en deux temps. Le limogeage, en 1969, d’Ahmed Ben Salah, artisan de la politique collectiviste, déclenche chez le jeune militant une véritable crise de confiance, et de conscience. «J’étais un socialiste convaincu, et cette orientation était unanimement soutenue au sein du Psd. En décidant de l’abandonner, la direction du parti s’est donc reniée et, au lieu de faire courageusement son autocritique, a utilisé Ben Salah comme bouc émissaire. Ce fut pour moi un moment de doute extrême. J’ai pris conscience que le véritable mal résidait dans le mode de fonctionnement non démocratique du parti, et que ce dernier devait être réformé», explique Ben Jaafar. Second choc : le congrès du Psd, organisé en 1970 à Monastir, devait constituer un tournant démocratique. Mais Bourguiba et ses proches collaborateurs font tout capoter. Plutôt qu’une ouverture politique, il y eut donc un retour rapide au centralisme, à l’autoritarisme et au culte de la personnalité.

Le défenseur des droits de l’homme

Ben Jaafar suit tous ces bouleversements depuis la France, où il était en train d’achever sa spécialité, la radiologie, à la Fondation Curie et à l’Institut Gustave-Roussy, à Paris. À son retour à Tunis, au cours des vacances d’été, il prend langue avec les dissidents du Psd, alors réunis autour d’Ahmed Mestiri, ancien ministre de l’Intérieur. Ses rapports avec ce groupe deviennent plus suivis après son retour définitif en Tunisie, en 1975. Il participe ainsi à la fondation de l’hebdomadaire ‘‘Erraï’’ («L’Opinion»), qui deviendra, avec son pendant d’expression française ‘‘Démocratie’’, la voix de l’opposition démocratique et libérale. Il participe également, en 1976, à la création du Conseil des libertés (CL), qui donnera naissance un an plus tard à la Ligue tunisienne des droits de l’homme (Ltdh). En 1978, il fait partie du noyau fondateur du Mouvement des démocrates socialistes (Mds). En 1981, il présente sa candidature aux premières élections législatives pluralistes sous les couleurs de ce parti. L’issue du scrutin ayant été défavorable au parti au pouvoir, ses résultats sont truqués.

«Ce fut une occasion perdue non seulement pour la Tunisie, mais pour tout le Maghreb. Car, en falsifiant les résultats de ce scrutin, les autorités tunisiennes ont mis fin à tout espoir de changement par les urnes, poussant certains mouvements à se radicaliser. La montée de l’intégrisme religieux dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix est la conséquence directe de ce rejet brutal de la règle démocratique dans un pays qui était pourtant l’un des mieux outillés pour réussir une transition démocratique sans problème», explique Ben Jaafar, non sans amertume.

La ferveur syndicale

Parallèlement à son activité professionnelle – il était professeur à la faculté de médecine et de pharmacie de Tunis, chef du service de radiologie à l’hôpital Salah-Azaïez (1975-1980) et au Chu La Rabta, à Tunis (1981-1995) –, Ben Jaafar mène une intense activité syndicale. Il fonde ainsi, en 1977, le Syndicat des médecins hospitalo-universitaires (Smhu). Ce ne fut pas une partie de plaisir, car ses collègues médecins ne se voyaient pas siéger dans une même centrale syndicale aux côtés de simples auxiliaires médicaux. Un an plus tard, lors de la crise ayant opposé le gouvernement à la centrale syndicale, le Smhu est à l’avant-garde du combat pour la libération de feu Habib Achour et de ses compagnons du bureau exécutif de l’Union générale tunisienne du travail (Ugtt). À l’époque, le corps médical tunisien comptait dans ses rangs des personnalités politiques de premier plan, telles que Saadeddine Zmerli, Hamouda Ben Slama, Héla Abdeljaoued, Hamadi Farhat et Moncef Marzouki.

Au bout de la traversée du désert, le Fdtl

En 1991, le Mds est confronté à sa première grande crise. Mohamed Moada, qui a succédé à Ahmed Mestiri, négocie, à l’insu de ses camarades, «un virage à 180 degrés». Après avoir longtemps critiqué «la démocratie au compte-gouttes» pratiquée par le président Ben Ali, qui a succédé lui-même à Bourguiba en 1987, le nouveau secrétaire général du Mds commence à louer les mérites de la «démocratie tranquille» préconisée par le chef de l’État. Ben Jaafar et d’autres membres du bureau politique marquent leur désapprobation. Ils sont exclus du parti à l’issue d’un congrès organisé à Sfax, en 1992, et auquel ils sont empêchés d’assister.

Durant sa traversée du désert, qui a duré près de dix ans, Ben Jaafar prend part à tous les combats pour les libertés, au sein de la Ltdh notamment, dont il a été vice-président entre 1986 et 1994. Il fonde le Fdtl en 1994 et participe, en 1998, à la création du Conseil national des libertés en Tunisie (Cnlt, non reconnu). Marié à une Française agrégée de géographie, qui fut successivement enseignante à l’École normale supérieure (Ens) et chercheur au Ceres, Ben Jaafar est père de trois garçons et d’une fille qui ont fait des études de gestion, d’économie et d’ingénierie en télécom. À la retraite depuis deux ans, il se consacre à l’action politique. Comment définit-il le Fdtl ? «C’est un parti travailliste moderne à vocation social-démocrate. Notre idée maîtresse est la suivante : le développement passe par la réhabilitation des forces de production et leur participation effective à la gestion de l’entreprise. Il passe aussi par la création des conditions qui encouragent l’investissement privé, à savoir la bonne gouvernance, l’indépendance de la justice et la mise en place de mécanismes de lutte contre la corruption.»

Certains reprochent au Fdtl de ne pas avoir un programme spécifique. Réponse de Ben Jaafar : «Je n’ai jamais dit que nous n’avions pas de programme. J’ai dit que nous n’avions pas de baguette magique pour résoudre tous les problèmes du pays. Cela dit, nous sommes prêts à mettre nos idées en débat dès lors que les institutions seront représentatives et indépendantes et que les espaces de la société civile seront libérés.»

Source: ‘‘Jeune Afrique-L’Intelligent’’, n° 2192 du 12 au 18 janvier 2003.